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Gilles SCHLESSER


Mortelles voyelles



Oxymor Baulay (belle invention que ce nom qui donne déjà le ton de ce polar littéraire singulier !) est un quinquagénaire parisien, journaliste-pigiste fauché, spécialiste des questions de société avec enquête sur le terrain. Un presque célibataire, largué par son ex-épouse, amant régulier de la pulpeuse et complice Louise, attiré par la belle et fragile Clara et... fidèle à son chat nommé Aragon.

Son dernier reportage en immersion traite des conditions de vie des Sans Domicile Fixe dans la capitale. Du dur, du vrai. « Depuis trois heures, il est minuit à la gare de Lyon. Les aiguilles sont figées comme si épuisé, le temps s'était endormi dans son berceau. [...] Oxymor compte ses sous. Six euros et quarante centimes. Dans l'après-midi, à la sortie du métro République, il a tendu la main pour la première fois. [...] La honte. Le sentiment d'être nu au milieu de la foule l'a pétrifié. N'être plus rien. A vouloir n'être plus, à jalouser les chiens. [...] A cette heure, la gare suinte la misère, les vies disloquées, les billets de non-retour. »

C’est à cette occasion qu’il sympathise avec Vaïda, fils du dernier roi des Gitans (dit-il), abrité dans une simili-cabane sous le viaduc d'Austerlitz.
Lors d'une soirée avinée et chaleureuse, l'homme évoquant sa vie et la récupération d'objets divers qui lui permettent de s'en sortir, évoque un manuscrit trouvé récemment dans une vieille valise abandonnée sur un trottoir qu'il cherche à troquer contre une cartouche de cigarettes. Par sympathie pour ce libertaire qui a partagé ses vivres avec lui autant que pour satisfaire sa curiosité, le journaliste accepte la transaction. Le début d'une étrange aventure.

Le manuscrit intitulé “A noir”, nourri de flash-back sur les violences subies par le narrateur durant son enfance ( cachot, coups, viols familiaux), relate les meurtres perpétrés selon le même rituel sur cinq femmes. Le récit s'avère d'une complaisance et d'une jubilation perverses propres à provoquer chez le journaliste un sentiment de malaise. « Nausée renforcée par l'emploi systématique de l'imparfait du subjonctif qui sonne comme une provocation. » Mais celui qui se rêverait bien écrivain malgré ses tentatives infructueuses en la matière, décèle de vraies qualités littéraires dans ce roman baroque, génial, inquiétant, écrit à la première personne. Le titre s’inspire ouvertement d’un poème de Rimbaud et Oxymor repère vite que la lettre Y et le verbe être sont systématiquement absents du texte. Jeu littéraire ou indices ? Selon la belle Louise auquel il confie sa perplexité, ce document anonyme pourrait, malgré la mention “roman” en sous-titre, constituer une sorte de confession. Le journal d'un vrai tueur en série ?

Après avoir confié le manuscrit à son ami Paul, patron d'une maison d'édition « surgie comme un ovni il y a une dizaine d'années et qui brille insolemment dans le ciel parisien du 6e arrondissement » pour avis, il entreprend, pour en avoir le cœur net, des recherches dans la presse quotidienne ancienne pour vérifier la réalité des actes relatés.
Effectivement, les différents crimes narrés en détail dans “A noir” pourraient coïncider avec ceux commis en 1979 par un surnommé Hamlet. Une affaire non élucidée suivie par l'inspecteur Blot, aujourd'hui à la retraite. Le roman fournirait-il des clefs permettant de relancer l'enquête ? Faut-il voir dans l'évocation du poème Voyelles une des entrées possibles pour comprendre et identifier ce sérial-killer bien singulier ? Oxymor, certain de la valeur du document qu'il détient comme élément d'investigation, contacte alors l’ancien commissaire. Un étrange personnage qui rejette en bloc tout parallèle entre ces meurtres qui ont ruiné sa carrière et le manuscrit en question.
– Élucider une affaire vieille de plus de trente ans ! Vous rêvez mon bon ami. [...]Qu'est-ce qui vous fait croire que Hamlet a écrit ce truc ?
– J'ai lu les journaux de l'époque. Les meurtres relatés dans le livre ressemblent étrangement à ceux de l'affaire.
– Ressemblent étrangement ! C'est un peu court, ne trouvez-vous pas ? N'importe quel écrivain peut s'inspirer d'un fait divers.

Un avis péremptoire qu'il ne gardera pas très longtemps.

Est-ce un hasard si on retrouve le “roi des Gitans” assassiné dans son antre ? D'aucuns ont vu rôder dans les parages un mystérieux motard. Le même que celui qui file Oxymor depuis quelque temps ?

L'éditeur, lui, flairant immédiatement le phénomène littéraire derrière le manuscrit anonyme confié par son ami, saute sur l'occasion. Il veut publier “A noir” au début de l’été suivant. L'homme ne s'est pas trompé, ce sera un succès complet : le roman pulvérise les records de vente et se retrouve en course pour un prestigieux prix littéraire. Oxymor comme découvreur se trouve exposé en devant de scène et des bruits courent dans les milieux avertis qu'il serait l'auteur du manuscrit “retrouvé”. Le mystère aurait été orchestré de toutes pièces par l'éditeur dans l'optique d'un “lancement original”. Oxy porte un démenti. On s’interroge. Serait-ce pour brouiller les pistes qu'il continue ses recherches auprès de Blot et que, intrigué par l'introduction récurrente de contraintes à la Perec dans l'ensemble du texte, il en confie une copie à une association d'amateurs Oulipiens nommée “Loup poli” pour analyse.
– Si j'ai bien compris, vous auriez besoin non pas d'un loup poli, mais d'un loup policier. Avec des yeux de lynx, capable de voir dans l'A noir absolu.
– Parfaitement résumé, répondit Oxymor.

Ceux-ci vont dépecer le corps du texte et ses cellules comme un médecin légiste le cadavre de la victime. Confirmeront-ils ou non le pressentiment de Louise et d'Oxy persuadés que l'assassin et l'auteur ne font qu'un seul “écrivassassin” ? Parviendront-ils à déceler dans les arcanes de ce manuscrit maquillé en fiction et signé d'une anagramme, des indices sur l'identité du criminel, sa localisation, ses mobiles ? On se prend à y croire.

Le manuscrit est arrivé chez Oxymor en février, il a été publié en juillet, une amie du journaliste est retrouvée à Paris le 21 décembre, poignardée à la façon des anciennes victimes d'Hamlet... Un retour sanglant ? Une coïncidence ? Une diversion ?
Reste une petite centaine de pages pour atteindre le 5 janvier, date du dénouement...

Oxymor connaît parfaitement Paris, ses lieux, la durée des trajets, ses dessous obscurs mais bien que précisément décrit, le décor importe ici assez peu. C'est surtout la personnalité atypique du journaliste avec sa langue émaillée de figures rhétoriques, sa connaissance du milieu littéraire germanopratin, sa détermination et ses doutes, ses rapports ambigus avec les femmes, qui prennent toute la place. Un être fondamentalement déroutant et original, témoin d'une microsociété et d'une époque. Attachant aussi.
Autour de lui, s'agitent sa chère Louise, une gardienne d'immeuble « descendante directe de Madame Sans-gêne » qui « s'apparente à un bibelot précieux, haut comme trois pommes, tiré à quatre épingles en or dix-huit carats », le “roi des Gitans”, Paul, sa femme peintre nommée Isabelle et son modèle Clara, un vieil inspecteur décalé, un voyou âpre au gain, Greimas l'oulipien habité par le démon des mots et des figures, la police, la presse... Et si certains n'étaient pas ce que l'on croit qu'ils sont ?

On est bien ici dans un roman à suspense. Le scénario est mené de façon rigoureuse, le rythme en est rapide, le tout rehaussé par de surprenants rebondissements. Au centre de l'histoire première, des crimes, une enquête, des policiers et un sérial-killer inquiétant que le narrateur traque jusque dans ses plus intimes retranchements. Mais la vraie substance du roman est ailleurs. Mystère, péripéties, hypothèses, déductions, se tissent autrement puisque les crimes appartiennent au passé et mettent le manuscrit et non le tueur au centre de l'action. Un positionnement original qui établit une distance et donne à l'auteur toute liberté pour mélanger passé et présent, dénoncer en même temps la mondanité et la vanité du milieu de l'industrie éditoriale et ses magouilles ou la violence d'une société qui rejette à sa marge, dans les gares et les rues, ceux auxquels elle ne parvient pas à donner les moyens de survivre dignement, juxtaposer viols et câlins. Le roman détourné de son schéma initial, semble alors partir dans tous les sens pour mieux nous perdre au pays des mots. Ceux qui cachent ou révèlent, ceux qui amusent ou détruisent, ceux auxquels il faut s'accrocher pour ne pas perdre la piste. Oxymor est un adepte des figures de style et des constructions savantes et c'est au sein même de la littérature, sur les traces de Perec, Shakespeare et Rimbaud, que l'intrigue place l'enquête policière.
Tout est ici prétexte à l'analyse linguistique et au décorticage textuel, mais aussi au dérapage, au jeu de mots et à l'humour. La lecture loin d'en être alourdie s'en trouve au contraire avivée. Cette fantaisie jubilatoire titille l'intelligence du lecteur, fait sourire, entraîne dans un voyage parallèle au plus profond de la langue, sans qu'à aucun moment le fil même de l'enquête policière ainsi enrichie, ne se rompe.
Du bel ouvrage.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/12/10)    



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Noir & polar










Editions Parigramme

Collection Polar Noir 7.5
214 pages - 14 €









Gilles Schlesser,
né à Paris en 1944, ancien publicitaire, est le fils de l’un des fondateurs de L'Écluse, cabaret mythique de la rive gauche qui, de 1951 à 1974, vit débuter Ferré, Devos, Brel, Barbara et tant d'autres….
Il a traversé, enfant puis adolescent, la vie noctambule de Saint-Germain-des-Prés et du Quartier latin et en a côtoyé quelques grandes figures, dont Barbara qui écrivit pour lui Le bel âge.
Il a publié Le cabaret "rive gauche" (L'Archipel, 2006) ainsi qu’une biographie de Mouloudji (L'Archipel, 2009). Mortelles Voyelles est son second roman policier après La Natchave (Denoël, 1970).