Retour à l'accueil du site






Christian ROUX


Kadogos



Trois personnages ou groupes de personnages dont le destin va se télescoper avec violence.

D’abord Marnie, dont l'activité particulière consiste à abréger la douleur de malades en phase terminale en les envoyant, à la demande des familles qui en ont les moyens, dans un monde meilleur. C'est une bonne professionnelle qui effectue ses contrats consciencieusement, avec morale et sans laisser de trace de son passage. Son savoir-faire et sa discrétion sont appréciés et recherchés. Pour sa dernière mission, elle est contactée par une certaine Catherine Bermann, belle-fille d'un riche propriétaire de plusieurs cliniques, pour permettre au patron atteint d'un cancer incurable de finir sa vie rapidement et dignement. Marnie se rend à la clinique de Rambouillet où repose le vieil homme et remplit sa mission sans difficultés. C'est le lendemain que les choses se gâtent, quand elle découvre la commanditaire, auprès de laquelle elle venait réclamer la deuxième partie de son salaire, assassinée avec ses domestiques, tous atrocement mutilés. Dans le même temps le cadavre du vieux, lui, a disparu de la clinique où il se trouvait... Elle va donc se lancer dans une quête obstinée de la vérité, tandis qu'un compagnonnage imprévu vient bouleverser sa vie personnelle. Celui d'une jeune fille SDF, violée, battue par un groupe de jeunes skinheads alcooliques, qui pendant son absence lors d'une précédente mission avait squatté sa maison et qu'elle a accepté de continuer d'héberger.

C'est alors qu'entre en scène le policier Eustache Lerne. Certains lecteurs le connaissent déjà car dans un roman précédent (Placards) c’est lui qui, à l'occasion de la découverte du corps d'une femme assassinée dans son appartement, avait délivré Tony, l'enfant martyrisé et autiste enfermé dans le placard, qu'il a recueilli par la suite. Un enfant à vif qui lui donne au quotidien bien du souci mais auquel il porte toute son affection. C'est un drôle d'inspecteur qui semble être revenu de tout et porter la douleur du monde sur ses propres épaules. L’enquête sur le meurtre de Mme Bermann s’avère délicate. Le cadavre du riche propriétaire est retrouvé dans le parc de la clinique, éviscéré, avec, à ses côtés, celui d’un jeune noir. D'autres meurtres plus étranges et incompréhensibles les uns que les autres se succèdent. Tous commis avec une violence extraordinaire et d'un genre inhabituel sous nos contrées dites civilisées. Malgré son expérience, Eustache patauge jusqu'à ce qu'une spécialiste de la police scientifique utilisant ses connaissances acquises lors de missions en Afrique pour des ONG, l'aide à envisager ces affaires sous un éclairage différent.

Alors que les crimes atroces se multiplient, des gamins rescapés des guerres africaines et arrivés sur le territoire de façon clandestine, quittent nuitamment leurs étranges protecteurs, errent en bande pour survivre et semble avoir quelques comptes à régler. Ces « Kadogos, choses sans importance en swahili, c'est le nom qu'on donne aux enfants soldats, en Afrique sub-saharienne » qui se nomment Cobra le Dur, Giap, La Mort dans les Yeux, Zig la Folle ou Tigre affamé, se sont évadés de l'enfer et n'ont plus peur de rien. Quand ils débarquent dans le coin de Rambouillet, armés de machettes et prêts à tout, on se dit que le pire n’est pas loin.

En préambule du roman, l'auteur nous propose deux façons de lire ce roman. Soit en suivant la numérotation des chapitres qui se partagent entre numéros, titres, et journal intime, ce qui amène le lecteur à une certaine gymnastique mais offre une narration linéaire et chronologique du récit. Soit, la lecture classique de la première à la dernière ligne, comme l'auteur à lui-même construit son livre, en se laissant promener au fil des pages pour un suspense plus actif. Comme l'auteur s'y entend fort bien pour nous embarquer dans son aventure, j'ai, sans même me poser vraiment la question, tout dévoré à la suite sans la moindre impression de désordre.

Dans ce chassé-croisé de cadavres, d'ange noir qui soulage des dernières douleurs, d'enfants soldats livrés à eux-mêmes, de médecins de cliniques privées très puissantes aux secrets très biens cachés, du policier consciencieux côtoyant le flic "ripoux", de notables qui ont fait fortune pendant la seconde guerre mondiale, de skinheads qui brutalisent les passantes, ce qui fait lien c'est, en trame, une réflexion profonde sur la violence sous toutes ses formes.

« Ce qui en Europe occidentale passait pour complètement extraordinaire, voire irréel, constituait dans d’autres parties du monde le lot quotidien de millions de personnes. Et si c’étaient des éclats de ces guerres qui venaient exploser jusqu’ici, au sein d’une de ces démocraties plus ou moins pourvoyeuses de massacres ? » Cette phrase du roman pourrait bien être le point de départ de ce roman touffu, où se confrontent les intérêts, les cultures, les douleurs inguérissables de l'enfance brisée, les violences de toutes natures qui se conjuguent en une magistrale explosion. La barbarie ce n'est pas seulement ailleurs, plus loin. Qu'ils soient victimes de meurtres, d'abus sexuels ou de guerres qui les dépassent, la violence qui détruit les plus faibles est partout. Si les pratiques de violences restent différenciées, elles se valent, convergent et se renforcent les unes les autres. Semblable aussi la volonté tenace de s'en sortir, quel que soit le prix à payer.

Rassembler ainsi dans un même livre des problématiques apparemment si différentes pouvait relever de l'exercice périlleux. C'est grâce à une construction rigoureuse, bien que complexe, semblable à une véritable mécanique de précision, et à la création de personnages sensibles, nourris, affirmés, sans simplisme ni caricature pour l'habiter, que l'histoire prend vie. C'est par une maitrise remarquable de l'écriture avec une alternance de descriptions sobres, sèches pour les scènes les plus « gores » de massacre et de pages lumineuses sur l'amour et la musique, que le lecteur peut poursuivre sa lecture en gardant la tête hors de l'eau. C'est parce que derrière chaque action, chaque mot, ce sont les révoltes et les engagements mêmes de l'auteur qui se crient, que tout se coagule si évidemment et prend sens.

Pourtant, ce roman n'est pas un pamphlet, mais plutôt une plongée déraisonnable, brutale dans un cauchemar affreux, lucide, nourri de révoltes, de cadavres, de brutalités inouïes mais aussi de générosité, d'humanité. C'est avec force mais sans grandiloquence ni démagogie, qu'il dénonce l'inadmissible et énonce des vérités qui dérangent. Pas question pour Christian Roux de jouer avec les bons sentiments ou de tomber dans la sensiblerie à bon compte. En écrivain engagé pour la défense des droits de l'homme, il met son imagination au service de ses idées et livre par ses romans ses modestes réflexions sur l'état du monde et ses maux, osant rapprocher dans leurs dysfonctionnements et leurs pathologies le continent africain et nos proches cités.
Heureusement, derrière tant de noirceur, se cache également l'espoir que pour tout être humain, aussi ravagé soit-il par la vie, une reconstruction peut exister. Cette possibilité de « réapprendre à vivre », de repartir ailleurs pour s'essayer à construire des liens avec les autres et l'environnement, sereinement, Marnie veut la saisir. C'est par cette ouverture naïve mais bienvenue, sur cette lumière entraperçue au bout du tunnel, que se termine le roman.


Un roman noir dense, engagé, d'une grande humanité, efficace, percutant, tenu et tendu d’un bout à l’autre dans un rythme qui empêche le moindre décrochage.
Une histoire de morts, d'amour, de mœurs, qui bouscule, émeut, ébranle et reste longtemps gravée dans la mémoire.

Dominique Baillon-Lalande 
(22/01/10)    



Retour
Sommaire
Noir & polar










Editions Rivages / Noir
320 pages - 8,50 €









Christian Roux,
romancier
et musicien de rock.

Pour visiter
son site officiel :
http://s133498619.
onlinehome.fr/








Vous pouvez lire des articles concernant d'autres romans du même auteur :




Les ombres mortes






La bannière était en noir