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Bertrand ROTHÉ


Lebrac : trois mois de prison



Bertrand Rothé reprend ici la trame, la structure et les péripéties du célèbre roman La Guerre des boutons, écrit par Louis Pergaud en 1912 et adapté au cinéma par Yves Robert en 1961, pour le transposer à notre époque.

Chacun se souvient des scènes de bagarres opposant les enfants de Longeverne menés par leur chef Lebrac à ceux de Velrans et de leur idée drolatique de retirer leurs bretelles et leurs boutons à leurs prisonniers pour constituer ainsi un bien étrange trésor de guerre. Chaque lecteur ou spectateur se rappelle le langage fleuri et syntaxiquement approximatif des protagonistes des deux bandes ennemies et surtout de la célèbre repartie de Tigibus : « Ben mon vieux, si j'aurais su, j'aurais pas v'nu ». Un livre simultanément grave et truculent que l'auteur, instituteur franc-comtois anticlérical et antimilitariste, prix Goncourt en 1910, avait voulu ainsi, expliquant : « J'ai voulu faire un livre sain qui fût à la fois gaulois, épique et rabelaisien ; un livre où coulât la sève, la vie, l'enthousiasme. »

Dans la version de 1912, la guerre juvénile trouvait son origine dans une obscure histoire de vache crevée, dans celle de 2009 c'est pour une épave appartenant aux Verlans qui aurait gêné les Longevernes pour descendre leurs poubelles que les deux bandes issues de cités rivales s’étripent... Mêmes ridicules histoires de voisinage servant de prétexte à l'expression des rancœurs et à la violence.

Mais Bertrand Rothé ne se contente pas de transposer et d'actualiser le scénario de Louis Pergaud. Il l'inscrit fortement dans le contexte sociologique des années 2000 et, s'attachant plus particulièrement aux pas de Lebrac, imagine les retombées que les actes commis par les adolescents turbulents auraient pour eux aujourd'hui. Pour cela, il a adopté une forme particulière, le roman documentaire.

Là où, en 1912, il n’y avait que bagarres entre gamins de deux villages, sans grandes conséquences et une quasi-indifférence des autorités, en 2009 on a droit a des plaintes parentales, des enquêtes de police, l'incarcération des mineurs auteurs des méfaits, un procès, des condamnations pénales et civiles. Chez Louis Pergaud, les petits larcins, les injures, les coups de poings ou les courses nus dans les bois, n'étaient certes pas admis mais se concluaient par une bonne engueulade ou une raclée. Cent ans plus tard ou presque, Lebrac, enfant battu, élève en rupture avec le milieu scolaire, adolescent au vocabulaire ordurier irrespectueux avec les femmes et toute autorité, est déclaré coupable de « violence avec armes par destination (un baton) ayant entrainé une ITT (Incapacité totale de travail) de plus de huit jours, aggravé par le phénomène de bande organisée ». A sa charge également les diverses dégradations imputables à la bande de voyous dont il est identifié comme meneur. Un officier de police judiciaire lui explique que le code pénal prévoit pour des délits de cette nature « une peine de trois ans de prison pour les majeurs (divisée par deux pour les mineurs) et une amende de 45 000 euros ».

Le XXIe siècle a transformé les bagarres entre gamins en "phénomène de bandes", l'école buissonnière en absentéisme scolaire passible d'exclusion de l'établissement, l'irrespect en acte de rébellion contre personne dépositaire de l'autorité, les gros mots en insultes, les jets de pierre en violences avec dégradation. Les "emprunts" de vélo eux conduisent aujourd'hui chez les gendarmes, plainte à l'appui. De quoi expliquer peut-être le chiffre de 70 000 mineurs condamnés l’an dernier.

Si l'idée de la réactualisation de cette truculente guerre villageoise entre enfants est séduisante, on déchante vite tant le constat édifiant qui en découle – malgré l'attitude de certains éducateurs, avocats, juges ou même procureurs qui tentent de contourner l’arsenal répressif des lois ou de les appliquer avec mesure et mansuétude pour épargner à l'adolescent l’incarcération – interpelle douloureusement. Aujourd'hui on ne rigole plus, on tremble. C'est comme si, une fois mise en route, la machine judiciaire ne pouvait plus s’arrêter, faisant des chenapans frondeurs amateurs de trophées en formes de boutons d'antan, de dangereux délinquants passibles d’enfermement.

Bertrand Rothé, titulaire d'un CAP de cuisine et d'une agrégation d'économie, enseignant à l'IUT de Sarcelles, dans sa relecture de La Guerre des boutons remet en question le fonctionnement même de notre justice des mineurs et, par sa mise en perspective historique, va jusqu'à aborder le sujet de la réponse qu'apportent les adultes et la société à la violence de la jeunesse. Pour ce travail méthodique et parfaitement documenté, il a demandé à des professionnels en contact permanent avec des mineurs (médecins, juges, policiers, enseignants, éducateurs) de lire ou de relire le célèbre roman de 1912 pour y greffer leurs pratiques actuelles face à des comportements similaires. Par souci d'exactitude, il a également voulu assister lui-même à divers procès de mineurs, à des interrogatoires policiers de jeunes dans un commissariat et enquêté sur le quartier des mineurs de Fleury-Mérogis.

Dans sa postface, Laurent Bonelli, sociologue spécialiste des politiques sécuritaires pour Le Monde diplomatique, inscrit le roman dans une perspective historico-sociologique, en analyse les situations en regard de l’évolution des mentalités et du droit en matière de délinquance juvénile entre le début du XXe siècle et celui du XXIe. Cela le conduit à souligner l’étroite parenté existant entre les affrontements des Longeverne et des Velrans et ceux des bandes rivales des Tarterêts et des Pyramides dans l’Essonne mais aussi à constater le contraste entre les réponses apportées à cette même violence des jeunesses populaires aux différentes périodes considérées.

Il constate alors que les mécanismes disciplinaires se sont déplacés et durcis : si l'objectif premier de ces années d'après-guerre était de réintégrer socialement par l'apprentissage professionnel et dans le monde ouvrier les enfants hors-la-loi, les mineurs délinquants d’aujourd’hui, figures des classes dangereuses en pleine période de chômage et de précarité, doivent être avant tout punis, voire enfermés, pour protéger et rassurer la population. « En un siècle ce n’est pas la violence des jeunes qui s’est accrue, c’est notre incapacité d’y faire face autrement que par le recours à des institutions toujours plus répressives » en conclut-il.

Le parti pris initial de ce livre est original, surprenant mais sous couvert d'un exercice de style, on se retrouve vite devant un autre récit très engagé et éminemment sérieux, que l'on n'attendait pas. Les éléments de l'histoire originale sont certes judicieusement intégrés et donnent un ensemble cohérent, l'enchaînement des faits est décrit avec exactitude et précision, la description des sentiments et des points de vue des personnages sonne juste, mais la force du livre est ailleurs. Il ne s’agit pas seulement pour l'auteur de "récrire" en le réactualisant le classique de Pergaud mais de le réinventer, de le prolonger, d'en extirper les ingrédients d'un nouveau récit qui rendrait visibles l'appareil pénal et les réactions sociales de notre époque face aux violences de sa jeunesse. Bertrand Rothé, de ce fait, s'éloigne de son cadre premier pour utiliser la fiction comme un outil critique du réel. Aucune truculence du langage ou de fantaisie des situations dans ce roman-là. C'est plutôt l'inquiétude, l'incompréhension et la révolte qui l'animent.

Certes, on pourrait objecter que la violence des rapports sociaux et son impact dans la construction adolescente ne se jouent plus aujourd'hui uniquement en termes franco-français mais en termes de mondialisation, de déséquilibres économiques entre le Nord et le Sud, et que cela limite quelque peu cet exercice de transposition. Ceci est vrai mais il n'en demeure pas moins que de ce rapprochement entre deux photographies de l'indiscipline adolescente prises à un siècle de distance, même si elles ne sont ni l'une ni l'autre panoramiques mais restent fragmentaires, émerge une vraie question : et si ce n'étaient pas tant les manifestations d'incivilité et de violence, la jeunesse elle-même, qui avaient vraiment changé d'une époque à l'autre mais le regard que notre démocratie porte sur elles et les réponses qu'elle y apporte ?

« La question de la délinquance des mineurs a beaucoup à voir avec le regard que l’on pose sur eux. Désormais, on regarde les enfants davantage comme une menace que comme un espoir. »

Un docu-fiction passionnant. A méditer…

Dominique Baillon-Lalande 
(11/02/10)    



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Lectures









Editions du Seuil


288 pages – 18 €




Une réécriture de
La Guerre des boutons
de Louis Pergaud.

Un docu-fiction passionnant.
Á méditer...







Illustration de
Claude Lapointe
pour l'édition en
Folio Junior