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Serge PEY


Le trésor de la guerre d'Espagne



Une quinzaine de nouvelles, souvenirs tressés des années trente à quarante, incarnés et racontés par des héros de la guerre d'Espagne, par des républicains anarchistes et communistes enfermés dans les camps d'Argelès ou d'Arz, par leurs familles, par des enfants victimes ou héritiers des combats de leurs pères, innocents pris dans la tourmente de la guerre...

Quand des soldats escaladent la montagne pour assassiner un résistant caché dans une cabane, le très jeune témoin ne doit sa survie qu'à sa célérité, à son instinct animal et au vieil arbre dont le tronc lui offre refuge. (L'assassinat)

Un enfant, à l'âge où "il apprend à lire en mangeant les lettres dans la soupe", découvre peu à peu que sa mère, guet improbable au pied de la montagne, "en étendant le linge, écrivait des consonnes pour faire sonner le monde. Elle dictait avec nos draps et nos chemises des phrases que le ciel seul comprenait. [...] La chemise de mon père voulait dire : passez derrière le cimetière, la jupe de ma sœur : attention personnages suspects, un pantalon avec une jambe repliée : réunion après-demain comme prévu." (Le linge et l'étendoir)

La Cega, grand-mère aveugle qui se déplace dans la maison en suivant le soleil comme l'aiguille d'une horloge, est la gardienne de la mémoire et de la langue des survivants et des disparus. "Le père de l'enfant, sur le chantier, était lui aussi comme les bêtes. Il avait une langue privée que seuls certains privilégiés comprenaient. Il n'y avait que des étrangers qui construisaient la route qui suivait la rivière, ceux de derrière la montagne au bout de la deuxième vallée, et ceux qui étaient revenus des deux camps de concentration à côté de la mer." Alors la langue des adultes qui lui reste étrangère et qu'on refuse de lui enseigner, cette "langue des chiens, parce qu'on nous traite comme des chiens", fascine l'enfant au point de manger la pâtée qu'on leur prépare pour enfin la comprendre... (La Cega, La langue des chiens)

Cet enfant, ou un autre, aime aller manger des cerises chez son oncle Gibraltar. Mais pourquoi le vieil original a-t-il planté "douze arbres en cercle comme les chiffres d'une horloge" et donne-t-il à chacun un nom mystérieux ? (Le voleur de cerises)

Santamaria avec des scorpions, des serpents, des araignées, est connu pour réveiller la vitalité des vieillards et des couples sans descendance, pour aider à éveiller ou réveiller l'amour, pour apporter force et victoire à ceux qui veulent venger leur honneur... L'enfant est son élève. Il a l'âge de l'homme quand les soldats de Don Isidro Zapato, gros propriétaire de la région et chef du parti catholique de la province à la recherche de son père, avaient détruit sa maison par le feu, tué sa mère et rendu son frère à demi-fou. Le sorcier s'est aussi fait une spécialité des scarabées vivants incrustés portés en bijoux. Quand l'émissaire du cruel Zapo, surnommé le crapaud, vient passer commande de ce rare et superbe cadeau pour sa fille, l'ombre de la vengeance le suit... (La vengeance du scarabée)

Il est aussi question de petits resquilleurs qui déchiffrent à l'envers les sous-titres du cinéma en plein air (Cinéma), d'une plage de vacances que, des années après, de vieux réfugiés vont creuser nuit après nuit à la recherche d'un trésor (Le trésor de la guerre d'Espagne), de foi républicaine (La poutre de la paix), d'un docteur amoureux des livres (La bibliothèque blanche).

Les affrontements aux échecs de Floridor et Chucho, anciens résistants, datent de la prison. "Avec la méthode de l'amour ou celle de la mort", ils se livrent à des parties secrètes où "c'est le jeu qui gagne et non les joueurs que le jeu tient depuis sa hauteur par des ficelles cachées dans les manches de l'infini", à des guerres de tranchées et de mouvement où chaque pièce se trouve soudain remplacée par un verre d'alcool. (Le Morse, Echec et Beauté, La partie des parfums)

Des récits sur l'enfermement aussi, avec un imprimeur de faux papiers qui, "à partir des noms relevés sur les tombes et de registres de l'état civil", fait "revivre un inconnu" (L'arrestation), un problème de balancier et de fuite (Le banc) ou l'histoire terrible d'un enfant de douze ans pris en otage et interné dans un camps de dressage où les chiens jouent un rôle bien étrange, où des tonneaux servent à la fois de punition, de tombeaux flottant sur la rivière ou de moyen d'évasion... (Le morceau de bois)

Dans ce recueil d'une cohérence spatio-temporelle et thématique parfaite se dégagent essentiellement deux univers : celui des violences faites, des meurtres, de la chasse à l'homme, de l'emprisonnement, et un autre nourri de l'engagement dans la lutte pour l'égalité, la liberté, la démocratie, la vie. Cette cohabitation permet, malgré la cruauté et le réalisme des épisodes dramatiques restitués et la présence quasi constante de la mort, d'introduire dans l'ensemble une vraie dynamique.

Le centrage de nombreuses nouvelles autour d'un enfant et la place importante faite à la nature se conjuguent pour ouvrir la porte à la poésie et la puissance vitale. La beauté furtivement dérobée d'un reflet sur la rivière, l'innocence d'un petit qui tout à ses découvertes s'émerveille d'un rien, la sagesse presque sereine de l'ancien qui lui tient la main, rappellent, au plus vif de la tempête, au plus profond de l'horreur, la part d'humanité en veille, le sourire, le rire même parfois, qui momentanément balayent douleur et larmes, esquissent l'espoir.

Si les nouvelles font écho les unes aux autres, si certains thèmes (parties d'échec, chants de la Cega) débordent d'un récit sur l'autre, si toutes sont ancrées dans la même terre et un contexte historique sans équivoque, sous cette puissance évocatoire qui réunit ce kaléidoscope d'histoires si intimement vécues, émerge pourtant une dimension universelle sous-jacente. C'est presque sans le vouloir, intuitivement, que le lecteur, touché au cœur, les transpose en d'autres territoires plus proches de sa contemporanéité, mais pareillement ravagés par la dictature ou la guerre.

Ce "trésor"-là mérite qu'on le découvre et qu'on y plonge profondément. L'émotion y est à la hauteur de la générosité, de la pudeur qui nimbent cet itinéraire de mémoire, et de la luminosité de la langue du poète.
"Je pense aux dizaines de mots, morts sur l'attrape-mouches, au-dessus de la table, et puis à tous ceux qui se sont échappés pour faire leurs choses avec nous et contre nous.
Je regarde encore la mer. Je veux la hisser sur la terre comme un drapeau. Et je pense qu'un drapeau fait avec de l'eau inonderait toute la terre et noierait tous les hommes. Et que cela serait bien pour la terre et pour les hommes. [...]
Je marche vers la frontière, les souliers sur l'épaule, parce que rien maintenant n'est encore fini...
" (Postface)

Dominique Baillon-Lalande 
(04/06/11)    



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Editions Zulma

176 pages - 16,50 €














Serge Pey,
écrivain, poète et plasticien, né à Toulouse en 1950, enseigne à l’université du Mirail la littérature et la poésie contemporaine. Créateur de situations, il rédige ses textes sur des bâtons avec lesquels il réalise ses scansions, ses performances et les rituels de ses poèmes d'action.


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