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Valeria PARRELLA


Le temps suspendu



Maria vit à Naples. Enceinte pour la première fois à 42 ans, elle accouche trois mois avant terme. « Un fœtus échappé, un corps nu dont le cœur battait à cent quatre-vingts pulsations minute, dont le visage était si petit que personne ne devinait ses traits. » C'est donc sans sa fille restée en couveuse au service de néonatalogie que Maria rentre de la maternité. Sans personne à serrer dans les bras mais personne à pleurer non plus. « Il y a encore quelques années, la médecine ne se serait pas permis de garder des corps en suspens comme dans un film de science-fiction ou une légende gothique. »

Alors chaque matin, elle va à l’hôpital, enfile la blouse et les chaussons stériles et onze heures par jour surveille ce presque bébé qui ne respire que grâce à l'assistance de machines et de tuyaux. « Voilà, Irène, ma fille, mourait ou naissait, je n’ai pas très bien compris : pendant quarante jours, ces mots ont désigné un seul et même état. Inutile d’interroger le corps médical, on me répondait : "Personne ne peut savoir, madame." » Une loterie. Quand on débranchera la machine et que l'air entrera dans les poumons de l'enfant, on saura. Une incertitude insoutenable, qui empêche de penser, de travailler. Elle en viendrait à souhaiter une réponse même négative ou par défaut des statistiques. Seul un jeune médecin aux yeux bleus...

Maria, confrontée dès la première échographie à la fuite du père, va vivre seule pendant deux mois dans une sorte d'état intermédiaire, hésitant à s'attacher à ce petit être à l'existence incertaine qu'elle n'a encore jamais tenu contre elle, à attendre la deuxième naissance de l'enfant. Jusqu'ici sa devise était « vivre au jour le jour et espérer dans l'avenir » mais aujourd'hui y a-t-il un avenir pour Irène et elle ?

La jeune femme ne cherche pas à fuir la réalité mais ne parvient plus, face à ce « temps suspendu »,  à vivre comme avant, retourner au travail, lire, voir ses amis qu'elle n'ose pas appeler faute de savoir quoi leur dire. Incapable d'imaginer l'issue de cette mise entre parenthèses, elle habite une sorte d'absence. Heureusement, autour d'elle, là-bas, d'autres femmes partagent avec elle café et angoisses. « Nous étions des expériences de médecins sorciers, des mains entrant par les hublots pour ramener à la vie ce dont nous avions accouché. Nous étions prisonnières d'un ghetto et aucune de nous ne possédait le mot à introduire dans la bouche de son golem. » « Un matin nous arrivions à l'hôpital et il manquait une couveuse dans nos calculs. (…) Ou c'était un après-midi : (...) passait un berceau en plexiglas opaque, ouvert, où il était sans importance qu'entre de l'air ou de l'oxygène. La taille était standard, couveuse ou cercueil ». Devant l'adversité se soude un semblant de communauté.

Lors des longues et quotidiennes visites à l'hôpital, elle comble le silence et le vide en revisitant ses souvenirs d'enfance ou en repensant à la classe du centre d'alphabétisation et de formation continue où elle donne des cours du soir à des adultes, laissée en plan. Des élèves attachants, immigrés ou travailleurs au bas de l'échelle qui espèrent gagner ainsi un avenir plus acceptable. « J'avais eu pour élèves des conducteurs de bus qui faisaient le même ligne aller-retour depuis un demi-siècle et qui, pour continuer, devait satisfaire à la nouvelle loi ; des jeunes femmes au foyer qui voulaient aider leurs enfants dans le travail scolaire ; des hommes et des femmes qui tentaient de s'affranchir d'un passé qui en avait décidé autrement ; et des jeunes de vingt ans, qui à douze s'étaient tourné les pouces en classe et revenaient s'y asseoir aujourd'hui. »

Les jours lentement passent et un jour, par SMS sur son téléphone, Maria aura la réponse tant attendue et avec elle la possibilité, enfin, de replonger dans la vie, retrouver ces élèves qui lui manquent, établir à nouveau un contact vrai, humain, avec les autres. Repartir.

En toile de fond, Naples, ville tentaculaire fascinante et repoussante. On est loin ici du pittoresque.
L'Italie des souvenirs qui se dessine ici est celle des luttes et les désillusions amères du père,  de l'enlèvement d'Aldo Moro associé à une varicelle, de la conserverie qui ronge les corps et les cœurs, de la détermination farouche de la narratrice à fuir tout cela en intégrant un établissement scolaire qui lui ouvrirait d'autres portes. « L'usine n'avalait pas seulement ceux qui y travaillaient, mais aussi ceux qui vivaient d'elle, ceux qui attendaient les heures de sortie et les sirènes pour caler leur journée, jour après jour. Grandir fille d'ouvrier dans les années soixante-dix et, pour cette raison même, faire des études, s'accrocher pour réussir, devenir la génération du décalage intellectuel, voilà qui donnait une certaine arrogance. »

La ville au présent est celle de la vie quotidienne avec, à la fois, ses ruelles malodorantes, sa lumière et sa vie nocturne, sa périphérie où se cachent la pauvreté et les dealers mais aussi la solidarité et la rage de s'en sortir. Pas de misérabilisme mais une humanité chaleureuse et riche.

Valeria Parrella aborde ce thème du nourrisson prématuré avec beaucoup de retenue et de distance, avec une construction et un mouvement de balancier intérieur/extérieur, hier/aujourd'hui qui incarne ce refus de s'impliquer totalement dans ce combat qui ne lui offre aucune prise. Valeria Parella nous embarque avec Maria dans ce voyage qui tangue entre rage et espoir en parvenant à ménager au lecteur (se ménager ?) des espaces plus légers dans sa narration qui court-circuitent le voyeurisme. Maria peut de ce fait paraître parfois étrangement détachée de la situation mais n'est-ce pas à ce moment donné de son histoire personnelle la seule attitude possible pour ne pas se laisser ronger par la douleur lancinante et sournoise ?

A côté du tableau napolitain, du récit de la mère en suspens, le troisième volet de cette histoire est celui des travailleurs en marge qui à leur façon, vont symboliser un autre genre de combat. Ils auront en commun la même envie de s'en sortir et de trouver leur place. Son métier, le contraire du repli sur soi et de la solitude, passionne Maria. Les deux mondes qui n'ont pour point commun que la narratrice, finissent pour le lecteur par se répondre et un parallèle certain s'installe entre la lutte de Maria face à la situation, celle d'Irène pour survivre et celle menée par ces adultes laissés-pour-compte pour s'en sortir. La même énergie combative, la même quête du « savoir » pour mieux se battre.

Le style simple et pudique de ce journal intime incarne à merveille la fragilité de Maria avec les allers-retours vers l'enfance qui symbolisent sa déstabilisation momentanée et son besoin de terre ferme. Les palpitations de la ville et l'évocation réaliste du quotidien des inscrits au cours d'alphabétisation conjuguée à l'empathie naturelle et instantanée que la protagoniste a pour eux, des petits moments d'humour ou de décalage – comme l'anecdote des joints cachés sous les draps d'un landau – bienvenus pour alléger le récit , permettent au roman d'échapper au piège de la sensiblerie.
Pas de misérabilisme non plus. Rythmé par les heures passées près de la couveuse et par les déplacements de Maria dans Naples, Le temps suspendu est un récit ancré dans une réalité lourde mais qui laisse toujours entrevoir, derrière les questionnements, un espoir jamais abandonné.
Valeria Parrella utilise pour ce portrait émouvant d'une femme à mi-parcours une écriture rapide, allusive,  empreinte de délicatesse et de tendresse.

Fragilité, simplicité, justesse, pudeur, rapport entre drame intime et réalité sociale sont les maîtres mots de ce roman qui a inspiré Francesca Comencini pour un film fort bien accueilli à la Mostra de Venise.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/02/11)    



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Editions du Seuil

160 pages - 16,50 €


Traduit de l'italien par
Dominique Vittoz












Valeria Parrella,
née à Naples en 1974, a publié en 2008 un recueil de nouvelles, Le ventre de Naples. Francesca Comencini a tiré du Temps suspendu (en italien, Lo spazio bianco) un film très bien accueilli à la Mostra de Venise 2009.