Joyce Carol OATES

La Fille tatouée



Le dernier roman de Joyce Carol Oates repose sur la confrontation de deux univers à travers deux personnages que tout oppose et qui vont pourtant nouer une relation étroite. Né d’une mère protestante et d’un père juif, Joshua Seigl, âgé d’une quarantaine d’années, est un intellectuel d’une grande culture et d’un talent reconnu, à qui sa fortune personnelle permet de se consacrer entièrement à l’écriture et à ses travaux érudits, dont une nouvelle traduction de Virgile. Alma Busch, elle, est née d’une famille misérable, dans une zone minière sinistrée de Pennsylvanie. Agée d’environ vingt-sept ans, presque illettrée, elle n’a connu que brutalités et humiliations, infligées par ses parents, par ses frères, par les garçons qu’elle a fréquentés et en particulier par Dmitri, son dernier amant, qui la frappe, la drogue et la prostitue. Rien ne l’a préparée à rencontrer Joshua, et pourtant quand celui-ci, souffrant d’une maladie nerveuse dégénérative, doit se résoudre à prendre à demeure un assistant qui l’aide dans ses travaux et sa vie de tous les jours, c’est Alma qu’il engage contre toute attente, après l’avoir remarquée dans une librairie.

Joshua est plein de bienveillance envers la jeune femme, mais cette bienveillance même la heurte et l’humilie. En apparence docile et soucieuse de satisfaire son employeur, la "Fille tatouée" nourrit à son égard une haine démesurée, où se cristallisent toutes les rancœurs de son existence bafouée. Elle abhorre sa culture, ses livres, ses amis sophistiqués, son aisance matérielle et jusqu’au mépris dans lequel il tient l’argent ; elle le déteste surtout en tant que Juif, parce que sa famille lui a inculqué un antisémitisme de "petit Blanc". Alors, elle se livre en secret à des vengeances plus ou moins sordides, crachant dans ses boissons, mélangeant ses médicaments ou détruisant des pages de ses manuscrits : « C’était la Fille tatouée qui avait volé ces pages. Qui les avait déchirées en morceaux. Des poèmes, pour une partie. Et des conneries en totalité. Qui en avait quelque chose à battre de ce que le Juif gribouillait du matin au soir, en suant comme un porc pris de fièvre ? Les pages imprimées des livres, qui en a quelque chose à cirer ? » Elle caresse même le projet de le tuer et s’en vante auprès de Dmitri.

Pourtant, cette haine n’est que l’envers d’un immense besoin d’être reconnue : lorsque Joshua doit subir huit jours d’une chimiothérapie dont les effets secondaires le réduisent à une totale dépendance, Alma, qui veille heure après heure à son chevet, puise dans le sentiment d’être indispensable celui d’une dignité qui lui avait toujours été refusée. Dès lors, elle n’est plus que dévouement et amour envers celui qui lui a rendu l’estime d’elle-même. Le roman, qui progressait vers un meurtre annoncé, prend alors un autre cours, mais l’embellie ne dure pas, et c’est au moment même où ils croient avoir triomphé des fatalités de leur destin que celui-ci broie les deux héros.

Ce n’est sans doute pas un hasard si la troisième partie du roman s’intitule Némésis, du nom de la divinité qui incarne la vengeance des dieux contre les mortels coupables de démesure. Le livre se déroule en effet avec la rigueur implacable d’une tragédie grecque, où rien n’est laissé au hasard et où les circonstances apparemment les plus anodines finissent par se retourner cruellement contre les personnages qui croyaient échapper au malheur. La noirceur de l’œuvre tient aussi au réalisme d’une crudité parfois insoutenable avec lequel l’auteur dépeint le monde d’Alma et les sévices qu’elle a subis ; le personnage de Dmitri, en particulier, dépasse les limites de l’ignoble : « Connasse, dit-il, grosse conne, en l’envoyant valser en arrière d’un gnon au menton, si fort qu’il se fit mal aux jointures, une-deux dans ses gros nichons, il lui ferait cracher ses putains de dents si elle recommençait ses conneries. Un punching-ball humain, la Fille tatouée. Tous les mecs ont besoin de ça, de temps en temps. Elle avait la bouche en sang. Le nez. Une poignée de cheveux arrachés […] Le bout de la botte en cuir de Dmitri balancé entre ses jambes, brutal. La Fille tatouée hurla, tomba à genoux les mains crispées entre ses jambes comme si c’était quelque chose de précieux qu’il fallait sauver. Se mit à vomir sur le tapis ce qui était plus dégoûtant que drôle. »

Quant à Joshua, l’auteur recrée les symptômes de la détérioration mentale que sa maladie lui inflige – alternance de dépression et d’euphorie, excitation maniaque, troubles de la mémoire et de l’attention, désorganisation de la pensée – en épousant étroitement l’évolution de son psychisme et en nous faisant vivre son expérience de l’intérieur.

Joyce Carol Oates fait donc une fois de plus œuvre de grande romancière en éclairant le destin de personnages qui inspirent antipathie ou compassion.

Sylvie Huguet 
(13/07/06)    



Retour
Sommaire
Lectures






Editions Stock
373 pages
20 €


Traduction
Claude Seban







Vous pouvez aussi lire sur notre site des articles concernant d'autres livres du même auteur :

Hantises




Les Chutes




Viol