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Max MONNEHAY

Géographie de la bêtise



Lassé d'être placé aux marges de la société en tant que simple d'esprit, Pierrot décide de profiter d'un héritage inespéré pour regrouper tous les idiots en communauté dans laquelle lui et ses semblables pourront vivre en paix, sans plus avoir à souffrir d'ostracisme.
Après l'annonce de son projet lors d'une émission TV, il rencontre un succès incroyable et se retrouve assailli par une centaine de lettres de candidats potentiels. "Une fois que les appels eurent cessé, Pierrot fit les comptes : soixante-quatorze idiots étaient prêts à plonger dans l'aventure, tête la première, fol espoir en bandoulière, à ses côtés. Les courageux. Les inconscients. Il ne s'attendait pas à un tel effectif. En fait, il ne s'attendait à aucun effectif en particulier. Ne pas songer au plan faisait partie du plan. [...] un collier se fabrique perle après perle après perle." L'homme n'est pas du genre à abandonner. Il "avait posé un voile épais sur l'indiscutable fait qu'il allait devenir responsable d'un certain nombre d'êtres humains. Aveugle, un état plutôt chouette et efficace quand il s'agit de mener à bien une entreprise gabarit chimère aberrante". Le gourou malgré lui, se lance donc dans un vrai tour de France pour ramener avec lui les imbéciles qu'il a fait rêver et qui sont prêts à le suivre jusqu'au bout du monde, tels des disciples, loin des villes et des autres.

Le premier s'appelle Bastien. Un garçon de 22 ans qui vit avec un père alcoolique et une mère violente et castratrice perpétuellement sur son dos qui le ravalent plus bas que terre. Le grand frère, en quête d'un poste dans la pétrochimie, vit loin d'eux. La petite sœur, partie également, semble vivre de ses charmes. Le jeune homme, coincé dans la haine ordinaire de ce couple qui ne se supporte que mal, a accepté d'endosser le rôle de l'idiot qu'on lui impose. Cela présente l'avantage de lui donner toutes les excuses pour ne pas se poser de question ni faire d'effort. Le message de Pierrot l'a réveillé. Une chance unique d'être enfin accepté comme il est et d'avoir droit au bonheur.

Ils seront finalement soixante-douze, hommes et femmes, à suivre la mauvaise troupe vers le village isolé et abandonné depuis une quarantaine d'années, à une vingtaine de kilomètres de tout lieu de vie, que Pierrot avait découvert lors des sept jours qu'il a dédiés à sa prospection. "Le village n'avait pas de nom. On avait arraché les panneaux à ses entrée et sortie. Au petit matin, Pierrot écrit sur une planche de bois mais à la craie, cet imbécile : village des idiots."

Malgré le capharnaüm ambiant, sur la base de "chacun sa fonction et sa tâche dans le respect de tous", le vivre ensemble s'organise sous la responsabilité de Pierrot, l'idiot en chef de ce "peuple" improbable qui trouve ici l'innocence, la naïveté, la liberté et les joies d'une enfance jamais vécue. "On était plutôt gentils, tous, gentils et bêtes comme des arbres. On ne pensait presque jamais. [...] Débarrassé de cette pétoche originelle, qui est celle dont découlent toutes les autres, l'idiot peut marcher sur le fil et rire du gouffre qui s'ouvre sous son déséquilibre. Notre village avait trouvé le moyen d'échapper aux règles universelles. Les lois du monde mouraient à l'instant même d'y pénétrer, comme peuvent crever les microbes au contact du gel."

Mais ce petit bout de paradis terrestre sans foi ni loi, cette communauté " naturelle" à la Jean-Jacques Rousseau, attirent vite envieux et marginaux divers qui n'ont rien à y faire. Une menace que Pierrot pressent très vite. Comme l'on ne peut pas accepter tout le monde, il met au point un concours d'entrée avec un test de QI inversé pour tester le degré d'imbécillité des candidats, dépister les imposteurs, et protéger ainsi les siens. "En définitive, nous, les idiots du village des idiots, on pigeait que vous étiez un malin dès lors que vous aviez tout à fait l'air d'un con."

Mais rien n'est simple et quand Bastien fera passer son entretien à cette Elisa dont il est tombé amoureux au premier coup d'œil, il n'hésitera pas à trafiquer les résultats afin qu'elle puisse intégrer le village. "Il n'est pas simple à l'idiot de perdre son pucelage [...] Elisa faisait tout pour s'enlaidir mais ratait son coup à chaque fois, magnifiquement. Son corps était planqué sous des frusques trop grandes et je passais mon temps à tenter d'en deviner les contours osseux. Ma frustration avait eu vite fait de transformer mon désir en obsession. [...] Sexe : c'est ce que font les gens qui croient que ça va estomper la misère de leur quotidien. Il en résulte des emmerdements, du genre grossesse. Du genre toi, par exemple. Merci, Mam, pour cet amour maternel. Il m'aura réchauffé le cœur. Il me l'aura cuit au court-bouillon."
"Elisa, je voulais lui faire tout un tas de choses, une ribambelle de cochonneries, mais j'étais incapable de savoir lesquelles." Bastien devine qu'au-delà du sexe, se joue autre chose : une fuite de la routine et la possibilité d'être lui pleinement, semblable à "l'humanité tout entière, la plante et l'animal, le vent sous les jupes des filles, l'écho des cataclysmes passés et à venir, et c'est sans doute cela que vous autres, avec votre tout petit vocabulaire, appelez l'amour."

L'expérience collective, pour une erreur idiote bien évidemment dont Bastien sera l'involontaire acteur, se terminera en drame.
"On parlait de nous à la télé. On disait des choses, puis on disait le contraire. On se réunissait pour débattre. [...] On rassemblait des tas d'experts. [...] Les mathématiciens cherchaient à nous enfermer dans une équation. Les philosophes dans un concept. Les catholiques entre les pages du Nouveau Testament. Les ethnologues ne dormaient plus beaucoup la nuit. Cette fascination était exacerbée par l'absence de témoignages, les individus concernés ayant presque tous péri dans un drame qu'aucune tentative de reconstitution n'avait permis d'expliquer"
En fait, "il ne faut pas se raconter d'histoire, les choses ça tournent toujours mal. Et qu'on les prenne dans un sens ou l'autre. Le malheur n'a pas d'envers et encore moins d'endroit. Pas d'entrée, pas de sortie. Pouvez le prendre par tous les bouts, il aura partout la même couleur de collision entre un camion citerne et un bus scolaire."

Max Monnehay fait preuve ici d'une saine provocation et d'une tendance utopique assez joyeuse dans sa description d'une communauté d'idiots créant un paradis libertaire où chacun pourrait trouver sa place, être lui-même et connaître un bonheur partagé.

Bastien, le narrateur, enchevêtre trois épisodes de sa vie : ses années de maltraitance chez Mam et Pap, son séjour au "village des idiots" et celui à l'hôpital après le grand incendie qui a tout détruit. La structure en perpétuel balancement entre passé et présent, s'en trouve complexifiée, voire confuse comme l'esprit même de celui qui porte le récit. Son langage proche de l'oralité est souvent imagé et drôle, mais n'hésite pas, au besoin, à se faire cru et à claquer comme les coups reçus autrefois. Si le cocon créé par Pierrot offre à ce personnage central l'apaisement et la découverte de l'amour, lui permettant de pressentir l'existence du bonheur, son enfance lui reste clouée au cœur avec un arrière-goût amer et persistant. Du passé peut-on faire vraiment table rase ?

Si on devine assez vite la fragilité de cet improbable paradis que tout condamne à disparaître, l'auteur sait faire durer son aventure et en relancer l'intérêt avec des rebondissements savoureux ou émouvants, pariant sur le versant imprévisible de sa cour des miracles et sur son humanité débordante.
Max Monnehay jamais ne se moque de ses idiots mais semble au contraire les couver avec une grande tendresse, voire accréditer l'idée que l'imbécile n'est pas toujours celui qu'on croit et que ses personnages pourraient bien, innocemment, nous en apprendre.

La fable allégorique et grinçante se fait miroir d'une société malade qui rejette à l'extérieur ses éléments les plus faibles sans voir ses propres pathologies qui inexorablement la mènent à sa perte, et l'écrivain excelle dans cet exercice de désespoir jubilatoire. A travers le regard de cet "autre" décalé, elle se permet toutes les libertés.
La comédie se fissure laissant entrevoir, derrières les pitreries des clowns, leur tristesse et l'effondrement qui les guette, mais le rythme de la musique est entraînant, leur défilé plein de couleurs et animé à souhait et, par moments, on se laisse prendre à leur mascarade et gagner par le rire. C'est que côté émotion, ils ne sont pas en reste les bougres.

On pouvait s'interroger, devant le succès du premier roman original, perturbant et superbe de Max Monnehay, sur la capacité de la jeune auteure à renouveler l'expérience. Ce deuxième livre est là aujourd'hui et il ne fait que confirmer un vrai talent. Loin de se laisser enfermer dans un registre qui lui avait si bien réussi, l'écrivain explore ici avec audace et insolence de nouvelles terres, y puise une langue renouvelée, y enracine une satire dont la violence n'a d'égal que sa loufoquerie. Subsistent, en plus, cette formidable énergie qui la porte, sa volonté de se singulariser, son esprit provocateur et son goût pour l'exploration des différents registres de l'humain et de la langue.
Un récit fort et singulier qui parvient à nous surprendre, nous faire réfléchir et nous émouvoir.

Dominique Baillon-Lalande 
(25/12/12)    



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Le Seuil

(Août 2012)
228 pages - 17 €













Max Monnehay,
née en 1980, a obtenu le Prix du Premier Roman 2006 pour Corpus Christine




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Corpus Christine

Albin Michel 2006
et Livre de Poche