Quand tout se tait
Thomas, ingénieur, est en pleine déprime. Depuis deux mois il
ne travaille plus, tourne en rond, incapable de penser, ne supportant plus sa
femme Lucie, ni ses enfants grandissants qui lui paraissent des étrangers.
"Il semblerait qu'il n'y ait plus ni commencement ni fin, désormais,
plus rien qu'un présent étale, sans avenir, sans passé,
ou bien un passé recomposé, rempli de souvenirs plus ou moins
tronqués qui défilent machinalement, en tous sens, dans le vide."
Besoin d'être seul. Mais soucieux des siens aussi. "L'essentiel
est là. Rendre les vôtre heureux. (...) Protéger vos enfants
du monde et de sa dureté. Consolider leur avenir. Les aider à
élever leurs propres murs, leurs propres murailles. Et la tour crénelée
de leur futur château fort." Pour se retrouver, sauver son couple,
reprendre son travail, il a entamé une analyse.
Au fil des séances, au hasard d'un lapsus, l'envie de retrouver certains
endroits-clés de son enfance, de "gagner la maison de famille
sise entre rochers, non loin d'une falaise abrupte battue par le vent",
s'impose. Il part. La maison depuis deux ans est fermée, depuis que Claire,
sa grand-mère maternelle dont il était le préféré,
s'en est allée rejoindre dans la tombe son mari Jacques, héros
local de la dernière guerre mort en 43. A l'intérieur, rien que
de la poussière et des souvenirs fanés, vus mille fois. Mais dans
le jardinet, il découvre, gravés au pied d'un banc, trois prénoms
inconnus, un étrange dessin et une date : 7 décembre 1943. Un
mystère suffisant pour pousser Thomas à fouiller ce passé
familial dont il pressent confusément qu'il recèle un obscur secret.
C'est le récit parallèle de la vie de Claire jeune femme, s'attachant
à certains épisodes marquants de son mariage, qui va fournir au
lecteur (bien avant que Thomas lui-même trouve les clefs) les éclaircissements
nécessaires : l'occupation allemande, l'hébergement clandestin
dans sa cave d'une mère juive et de ses deux petits, le retour la même
année du mari blessé et démobilisé, le drame qui
s'abat sur la maison, et Agathe née sans père, quelques mois plus
tard.
Le silence a recouvert la tragédie de l'hiver enneigé de 43 mais
les traces dans la mémoire de Claire ne se sont jamais effacées.
Un secret si lourd qu'à l'approche de la mort, "la sainte qui
s'est toujours sacrifiée en la mémoire de son mari défunt"
s'en est délestée sur Norma, la garde-malade qui s'est occupée
d'elle à domicile, les dernières années de sa vie.
Honte, culpabilité, jamais dites mais sans cesse présentes à
l'esprit de la mère, ont marqué à leur insu, Agathe
et ses descendants. Thomas plus encore que les autres, qui dénouera la
trame jusqu'au bout afin de se construire un passé et peut-être
un avenir.
Enfin, "A la lisière du SU et du TU. Des dits et des non-dits.
Entre passé voilé, dévoilé, brutalement violé",
Thomas décide de "briser la chaîne", d'épargner
aux enfants cet impossible héritage. Mais "comment faire à
votre tour pour vous taire et tout cacher ?"
Si les événements qui constituent le centre de l'histoire s'inscrivent
dans le contexte historique de la deuxième guerre mondiale, c'est l'individu
Thomas et son rapport à la vie, à sa généalogie,
à son être, qui font sujet plus que le secret lui-même ou
son contexte. La première partie lui est d'ailleurs intégralement
dédiée, introduisant le lecteur au cur des perturbations
de son état émotionnel avant que l'auteur ne s'engage dans le
développement même de l'intrigue avec l'apparition dans l'espace
narratif de la grand-mère. Alors, une fois le secret mis à nu,
presque cliniquement et sans commentaire, c'est à ses répercussions
sur le héros, que l'auteur s'attache, bien davantage qu'à la teneur
même des actes si longtemps occultés.
La violence sourde qui plombe le ciel au-dessus de Thomas sans jamais éclater,
l'errance désordonnée de celui-ci qui part à la quête
de lui-même à travers le passé comme pour mieux s'y perdre,
l'omniprésence des notions de culpabilité et de fatalité
qui forment une implacable ronde autour de lui, tout concourt à créer
un climat d'angoisse et de noirceur sans appel.
L'approche est originale : le narrateur n'est pas Thomas mais une voix extérieure,
comme une conscience ou un chur antique, qui observe, restitue, les fragments
livrés par les uns et les autres, les croise, prédit. Celle-ci
s'adresse même directement, en le vouvoyant, à l'ingénieur
pour le mettre en garde contre cette exploration d'un passé qui pourrait
s'avérer explosif. Cette allée et venue entre injonctions et récit,
ce jeu entre intériorité et distance, jettent le trouble dans
l'esprit du lecteur comme un écho de celui que Thomas ressent lui-même.
Le style, à base de phrases courtes, est assez classique et la langue
discrète. C'est dans sa construction en trois parties où alternent
narratifs, dialogues et retours dans le passé que le roman s'affirme,
porté par un rythme extrêmement travaillé, martelant de
façon quasi-obsessionnelle le malheur, à la façon d'une
envoûtante incantation.
Isabelle Marsay puise ses matériaux du subconscient et la forme qu'elle
leur donne dans la tragédie antique. Au fil des pages, autour des personnages,
autour d'elle, autour de nous, on devine dans l'obscurité des monstres
grimaçants (le destin ?) qui guettent sans que l'on puisse vraiment ni
les distinguer, ni être tout à fait certains de leur existence.
Une belle interrogation sur le libre arbitre, la transmission et la culpabilité.
Un livre intense et sophistiqué, déstabilisant parfois, qui entraîne
le lecteur dans une plongée sans oxygène dans les méandres
de l'âme humaine.
Dominique Baillon-Lalande
(13/04/11)