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Virginie LOU-NONY
Vaincus, ils ont quitté leur maison pour un mobil-home, prennent la
décision de rompre avec leurs racines et la vie au soleil de Camargue
et montent vers le Nord pour trouver plus facilement du travail. Images grises
et noires de la paupérisation et de la crise économique : "Fêtes
dans le mobil-home avec la farine et le beurre du secours populaire. Tenir en
suspension dans une parenthèse, entrer dans les critères du pôle
emploi, se faufiler dans leurs procédures, avancer, dents serrées
sur le fil de leurs formations". Enfin, lui retrouve un travail sous-qualifié sur les chantiers, mains calleuses, teint gris et dos cassé en prime, et elle un CDI inespéré comme aide-soignante dans un centre de rééducation fonctionnelle pour mineurs. Une sorte de centre de soins palliatifs où les enfants n'ont aucune chance de guérison, voire d'amélioration, où Eva "désinfecte les lits, les poignées de porte, surveille les cloques à travers les pansements". Son quotidien dorénavant est fait d'odeurs écurantes, de corps et de vies en miettes, avec la mort qui rôde. Deux emplois épuisants qui ne laissent guère de place à l'échange et au partage. Leurs horaires décalés, la frustration et la fatigue, la pluie qui noie tout, minent le couple et amènent les enfants à se construire au dehors... "Tu me dis : On a bien eu raison de fuir ! Le mot fuir m'éblouit comme si j'avais traversé tout ça sans mot. Exode sans drame, sans bombardements. Sans gloire, les réfugiés se planquent dans leurs trous à rats." C'est donc séparément que chacun parviendra à survivre,
cherchant son chemin vers la lumière : Manuel par la transformation de
son engagement syndical au travers d'une caméra, elle avec sa rencontre
avec Gabriel, archange à la beauté digne des peintres de la Renaissance,
"tétraplégique, sans corps, sans sexe, sans avenir",
ex-voyou dont la force d'attraction est telle que toutes les femmes qui gravitent
autour de lui, s'en trouvent aimantées. L'aide-soignante, à la
limite de l'effondrement, évolue comme une funambule parmi les jeunes
paralysés, les anorexiques, ces cabossés à peine vivants
et la rencontre lumineuse avec Gabriel la bouleverse. Elle tente bien de garder
ses distances, de rester professionnelle, de ne pas se laisser piéger
par son regard mais, marquée profondément par une enfance écartelée
entre une mère française et un père mafieux italien qui
l'a condamnée petite fille au mutisme, elle ne peut s'empêcher
de deviner en lui un gouffre indéfini qui l'attire. Changement de direction à la clinique : À la fatigue et la tension
d'avoir à faire face à la dégradation et à la mort
se cumule depuis peu l'autorité tapageuse de Lambert qui use de la surveillance
mesquine et applique scrupuleusement les directives d'économie et de
rentabilité imposées par les récentes directives administratives
imposées à l'ensemble du milieu hospitalier. "La nuit
s'épaissit. N'importe qui dans ce genre de nuit peut se faire mouchard.
La sale petite bête humaine n'attend que cette nuit pour renaître
et dénoncer les juifs, les sans papiers, les chiens bâtards, la
sale petite bête n'attend qu'un Lambert
La jalousie et l'envie sont
des passions médiocres comparées à la jouissance de la
délation". Marie, l'amie infirmière d'Eva est virée.
Elle se bat, furieusement. "Marie téléphone, constitue
des dossiers. Ce n'est pas elle que je vois, c'est nous. C'est toi brandissant
les preuves de notre rentabilité. Et maintenant Marie s'agite dans le
décor du droit bricolé pour les simples d'esprit. Ses phrases
dansent comme des coquilles de noix sur une mer obscure. Elle croit en les assemblant
constituer un barrage, opposer une résistance. L'il rivé
sur ses défenses, elle ne voit pas l'océan. Elle ne l'entend pas
gronder. Ses jambes et ses bras battent l'eau. Elle croit se maintenir à
flot. C'est une question de temps. Elle finira bien par boire la tasse. Une
fois de l'eau dans les poumons, même pas besoin de lui enfoncer la tête." Sur la couverture, une petite fille, tête penchée, visage invisible
derrière ses longs cheveux, fait de la balançoire devant une maison
quasi-délabrée, à l'air abandonné. C'est là
une parfaite représentation de cette société en déliquescence
dans lequel s'inscrivent les événements et les traumatismes ici
rapportés et les êtres qui, comme l'enfant, s'y retrouvent seuls
et ballotés par la vie. Virginie Lou-Nony fait entendre l'assourdissant
silence des victimes, au moment où la lutte ne permet plus le moindre
espoir d'éviter le naufrage. Décharges sociétales, précarité,
exils et rêves fracassés. Dans cette symphonie désespérée
où on se prend la mort réelle ou symbolique en pleine figure,
même l'éblouissement amoureux qui entraîne Eva et Gabriel
le tétraplégique hors des frontières du monde, est marqué
au sceau de l'impuissance et prend des tournures de drame. Pour Manuel, peut-être, grâce à la caméra qui lui fait voir et dire le monde de façon plus distancée, lui permet de continuer le combat autrement, un chemin possible dans la jungle et l'obscurité semble possible. Des enfants par contre, tenus au maximum à l'écart des tourmentes, que savons-nous vraiment ? Quelle part d'ombre et d'énergie solaire dans leur héritage ? Un texte qui oscille entre le documentaire sociologique à la bande son saturée et aux images déformées par le zoom, le roman miroir d'une femme dépossédée d'elle-même qui rompt toutes les amarres – mari, enfants, position sociale – pour franchir la frontière sans aucun retour possible, le pamphlet politique et la tragédie antique. Les personnages, campés dans une humanité vraie et touchante, portent une intrigue solide à la construction rigoureuse. La langue est juste, haletante, sensuelle et lumineuse, les phrases sont courtes et coupantes, l'ensemble fourmille de sensations et d'émotions qui nous enfièvrent. On émerge de ce récit à la fois bouleversé par
la lutte obstinée des personnages pour la dignité, le respect
et l'amour, et révolté devant l'injustice aveugle dont chacun
est victime. Dominique Baillon-Lalande (10/03/12) |
Sommaire Lectures Éditions Actes Sud 208 pages - 18 €
Visiter le site de l'auteur : http://lou-nony. litteratures.fr Découvrir sur notre site d'autres livres du même auteur : Guerres froides Allegro furioso |
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