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Hélène LENOIR

Pièce rapportée


Claire, vingt-quatre ans, remonte une avenue de Paris en vélo. Il fait beau, elle vient de gagner au loto et se laisse aller à rêver "des champs de colza, la lumière et l'odeur et Claas l'attendant les bras ouverts au bout du chemin… Claas, près de la grange où enfin ce serait elle, son tour à elle, enfin…", plus excitée par la perspective d'aller au théâtre ce soir que de retrouver sur l'instant son ami Antoine, jeune homme bien sous tous rapports avec qui elle ne partage pas grand-chose.

Soudain, c'est l'accident. "Il a freiné. Elle a senti la masse sombre et chaude se rapprocher et la frôler en grondant sur sa gauche : je tombe, grelots, Anne ma sœur Anne et Claas et Nathalie, maman et Claas, maman, vrombissement aigu de son cri rouge, orange, bolide, fusée plongeant soudain dans du caoutchouc élastique, puis dur, noir, et tout fut silencieux." La moto a filé sans s'arrêter et celle qui a déjà fait plusieurs tentatives de suicide confirmant l'impression de sa mère qu'elle "n'est pas faite pour vivre sur cette terre", se retrouve ce jour-là au service de réanimation indépendamment de toute volonté.

Aussitôt avertie, Elvire, dont Claire est la première fille, après avoir laissé un message à Frédéric, père et mari autoritaire, arrogant, hypocrite, vulgaire et brutal, saute bouleversée dans le train pour gagner l'hôpital. L'avocat sûr de lui et efficace, a choisi la route et quand sa femme arrive, il est déjà installé dans la salle d'attente. L'état critique de la victime n'autorise aucune présence. Partager angoisse et attente avec cet homme paraît inenvisageable à l'épouse qui, devant l'inutilité de leur présence sur place, part sans un mot se réfugier dans l'appartement qu'elle a pu personnellement offrir à sa fille grâce à un héritage.
Là, quand la peur et l'attente lâchent momentanément la pression, elle se souvient : la naissance et l'enfance de Claire, le mariage avec Frédéric, "elle n'avait attentivement regardé l'homme qu'après avoir entendu le nom : Bohlander, qui, prononcé par Claas, semblait basculer doucement comme un rocking-chair, les accents se déplaçant vers l'avant, la première syllabe était longue, la deuxième lançait la dernière pour en faire un A juste entrouvert… Elvire Bohlander… des milliers de fois répétés […], tandis que Frédéric poussait la balançoire plus haut, toujours plus haut, jusqu'à son père : Pierre Bohlander." "C'est le nom et le père que j'épouse… ma bague, c'était celle de sa mère."
Elle plonge dans les souvenirs d'une vie suspendue pendant vingt ans, se ressource au regard aimant et à la compréhension muette du patriarche décédé il y a peu, frémit à la violence du mari frustré par la naissance de ses deux filles et les deux fausses couches d'une femme incapable de prolonger la lignée des mâles qui assurerait la transmission du patronyme, s'attache aux rares nouvelles de Claas le cousin allemand idolâtré. L'image d'une existence compliquée, en déséquilibre permanent, qui a poussé Anne, sa deuxième fille, à vivre loin d'eux et entraîné Claire dans le désordre et la confusion des sentiments.

Sur tout le roman une ombre plane : celle de Claas, amour fantasmé de la mère, père imaginé et désiré de Claire malgré le démenti des tests ADN auxquels il a bien voulu se soumettre pour la convaincre, soutien ambigu d'Anne lors de son installation en Allemagne et de Nathalie, la sœur de Frédéric quand , en rupture familiale, elle se réfugie à Rome avant de se donner la mort... De lui, on saura peu de chose. Un être hybride entre ange et démon, soleil et obscurité.

Quand Claire sort du coma, c'est une adolescente amnésique, provocatrice et fragile. Suivie par les psychologues, la miraculée régresse et s'autorise à sortir du cadre de la jeune fille sage qu'elle était avant l'accident. Sur les conseils des médecins, Elvire l'accompagne en cure de convalescence au bord de la mer. "Il faut que vous soyez consciente de ce qui vous attend, je ne veux pas vous enjoliver les choses : il s'agit d'une tâche et d'une responsabilité énormes, d'un véritable travail pénible et de longue haleine, rien ne permet de dire aujourd'hui si nous sommes au tiers ou à la moitié du parcours et la suite dépend essentiellement de vous."
À charge de sa mère donc d'aider Claire à reconstituer le puzzle du passé familial pour se reconstruire. L'épreuve dure plusieurs mois, elle est rude et fatigante et quand ayant épuisé toutes ses ressources, elle se retrouve handicapée par une entorse, Elvire demande de l'aide. La famille Bohlander, ravie de reprendre la main, trouve un relais inespéré avec le recrutement de Sibylle, jeune fille parfaite aux qualités morales et religieuses incontestables, soigneusement choisie par Marc, le frère de Frédéric, curé de son état, et Violaine, sa sœur.

L'accident va servir de révélateur et de déclencheur. En effet, parallèlement à la quête de Claire pour se trouver, la mère, pièce rapportée toujours plus ou moins tenue à l'écart de la famille, se décide à reprendre sa vie en main et se rééduque à la liberté.

Tandis qu'Elvire prend ses distances avec les Bohlander, Claire convalescente encore, sous la tutelle protectrice et normative de Sybille, semble rentrée dans le rang. Lors d'une grande réunion de famille à Versailles autour de Gisèle, veuve de Pierre, où Elvire ne fait qu'une fugace apparition qui ne lui permettra même pas de voir sa fille, la courtoisie de façade laisse entrevoir l'exclusion totale du clan à laquelle on la prépare. Il en faudrait peu pour que la jeune garde-malade prenne la place dans tous les cœurs et qu'Elvire se retrouve sur l'échiquier aux côtés de Nathalie, la sœur indigne, dans le camp des moutons noirs qui ont tenté de fuir le catholicisme bien-pensant de Violaine, l'hypocrisie et les principes traditionalistes et étriqués de Gisèle et l'autorité machiste de Frédéric.
Alors Elvire jette l'éponge et une fois de plus fuit cette famille qui ne lui est plus rien pour tenter un nouveau départ.
"C'est fini, fini, terminé, salaud, c'est trop tard pour les questions, je ne veux même pas savoir, je sais, oh oui, je sais et c'est fini, mais j'ai quarante-huit ans, Paris, la vie devant moi, oui, ni frère, ni mari, ni fille, ni père, ni mère, ni personne."

Dans ce livre comme dans les précédents, à travers un huis clos oppressant, Hélène Lenoir explore l'univers familial pour en dévoiler l'envers du miroir, miné de failles, de mal-être et de secrets. Ici, c'est dans les méandres de la conscience d'une femme, étrangère au monde et écrasée par un milieu oppressant, qui tente de tisser ses souvenirs dispersés avec ses pauvres mots, qu'elle se glisse, se situant ni vraiment dedans, ni au dehors, mais dans un entre-deux fragile et mouvant entre le singulier et l'universel. Jamais le réalisme ne dicte sa loi mais dans le même temps, du réel rien ne nous est épargné. Tout est question d'éclairage, d'angle ou de focale et d'agencement rigoureux et efficace des éléments romanesques.

L'auteur s'appuie sur la dynamique créée par le drame pour mettre en scène les effets secondaires du basculement dans la vie d'Elvire et reconstituer les permanences qui l'habitent. Consécutivement à l'accident de sa fille aînée (son double ?), si la mère fuit, c'est pour affronter sa solitude et à partir d'une plongée en apnée dans les profondeurs de sa mémoire, retrouver un ancrage dans la réalité.

Le récit imbrique différentes voix narratives. Il commence à la troisième personne pour glisser dans le désordre du monologue intérieur, avant d'y intégrer des dialogues à l'oralité apparente mais savamment construits. C'est dans cette composition en mosaïque que réside la force émotionnelle du récit. Tous les registres de l'intime au théâtral s'y retrouvent, enrichis par des effets de répétition qui soulignent le caractère obsessionnel du personnage central, par les modulations de rythme qui épousent les mouvements de la pensée, par les intrusions d'autres voix dans les monologues et par les sous-entendus et allusions qui laissent percevoir derrière les conversations les gouffres soigneusement masqués par chacun. On se parle comme si on ne voulait surtout pas s'entendre et se comprendre, le téléphone portable d'Elvire n'a plus de batterie quand Frédéric tente de la joindre, la liaison Internet de Claire s'interrompt quand elle se connecte avec Claas, tout illustre l'incommunicabilité qui renvoie chacun face à lui-même.

Le lecteur se retrouve dès lors pris dans un étau d'angoisse et d'étouffement puis, au fur et à mesure qu'il progresse dans sa lecture, entrevoit une échappée vers un avenir, peut-être pas radieux mais libéré, où le personnage peut enfin espérer être lui-même sans entraves. Dans cette confusion apparente, au seuil de la folie qui guette les personnages, les forces s'organisent pour laisser place à l'apaisement, à l'espoir, quand l'instinct de survie et la détermination sont aux commandes.
Un travail ciselé, un récit ancré dans l'humain plein d'émotions et d'énergie.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/04/12)    



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Editions de Minuit

192 pages - 14,50 €






Photo © Hélène Bamberger
Hélène Lenoir
née à Neuilly en 1955, habite en Allemagne où elle enseigne le français. Nouvelliste et romancière, Pièce rapportée est son neuvième livre publié aux Éditions de Minuit.