Sayed KASHUA

Et il y eut un matin


Le narrateur, un journaliste arabe israélien, travaille à Tel-Aviv pour un journal de gauche. Etre arabe sur une terre Israélienne, parler hébreu tout en respectant la loi du Coran est une réalité complexe. L’explosion de la deuxième Intifada a précarisé le trentenaire au sein d’une ville et d'une entreprise où il ne s’est jamais senti sur un pied d’égalité avec ses collègues juifs et dans laquelle il n'a jamais totalement été intégré. « On m'avait à l’œil, chaque phrase, chaque mot était décortiqué. Les entretiens avec le directeur sont devenus monnaie courante, et je devais fournir des explications et des preuves pour le moindre fait relaté. J'ai appris très vite à éviter les témoignages pour me contenter de descriptions sans fioriture et me borner aux missions qui m'étaient confiées. J'ai adopté le jargon des correspondants de guerre, – kamikazes, attentats, terrorisme, crimes. Dans la presse israélienne, certains journalistes post-sionistes de gauche s'autorisaient à dénoncer l'occupation et les restrictions imposées aux citoyens palestiniens, pas moi. Seuls les juifs avaient le privilège de critiquer la politique du gouvernement. Moi, on m'aurait accusé de prôner la destruction de l'état sioniste, d'être une cinquième colonne, ingrate envers la main qui la nourrissait et qui, la nuit, rêvait de l'anéantissement du peuple juif. »

Relégué au rang de pigiste occasionnel, confronté en ville à un ostracisme de plus en plus prononcé de la part de la population juive, il décide de retourner vivre avec sa femme et son bébé dans le village de son enfance, près de Jérusalem. Là-bas, il pourra continuer son travail sereinement, à distance. « Un jour, j'ai décidé que c'en était assez. J'ai fini par me persuader que je serais plus en sécurité dans un village arabe. Je me disais que la vie serait beaucoup plus facile si tout le monde était comme moi. (...) Je devais retourner là où les Arabes n'avaient pas besoin de se cacher, si étriqué que soit ce lieu. »

Mais il se rend vite compte que la réalité est tout autre : là non plus il n'a pas vraiment sa place et son journal profite de son éloignement géographique pour le mettre progressivement sur la touche. Sans son salaire à chaque fin de mois, comment va vivre sa petite famille ?
A cela s'ajoute au quotidien la proximité envahissante de ses parents avec le poids du mépris à peine voilé de ce père qui ne l'a jamais accepté tel qu'il est.
Perpétuellement en décalage, il ne parvient pas à se réadapter à la vie du village et ressent la désagréable sensation d'être finalement étranger dans son propre pays. « Je ne comprends pas pourquoi tu es revenu t'enterrer ici » lui dira son jeune frère. « Moi, je ne l'aurais jamais fait. Je serais resté à Tel-Aviv toute ma vie, ou alors je serais parti quelque part en Europe ou au Canada. (...) Il y a bien sûr de la xénophobie ou du racisme, comme partout, mais d'après les récits de mes amis chrétiens dont les frères ont émigré, le racisme à Londres, c'est la gauche d'ici. C'est complètement différent. » Cette société patriarcale et misogyne – où les femmes sont interdites dans les cafés, où, face à la servilité des adultes envers les Israéliens, éclate la violence généralisée des jeunes dont la distraction favorite est de circuler en voiture à tombeau ouvert en terrorisant la population – lui devient insupportable.

Quand les habitants décident collectivement de livrer aux Israéliens les ouvriers palestiniens clandestins qu'ils ont auparavant exploités sans scrupules, l'enfant prodigue est envahi par la honte. Quand, le matin suivant, l’armée israélienne encercle le village et s'installe, tous pensent que cette mesure est provisoire. Erreur d'appréciation ou optimisme naïf que la suite des événements viendra contredire. Rapidement la situation s’aggrave, l’eau et l’électricité sont coupées, les ordures s’entassent et la pénurie alimentaire menace. Face à l'adversité la solidarité familiale se resserre et l'homme se sent prêt à tout pour protéger sa petite fille. « Il m'arrivait de me réveiller en sursaut au milieu de la nuit et d'aller vérifier qu'elle respirait toujours. Mais jamais je n'ai pensé qu'elle n'aurait pas assez à manger un jour. Je n'ai jamais imaginé la voir mourir de faim ou baignant dans son sang au fond de son lit, son petit corps criblé de balles. Des images d'enfants victimes de l'intifada défilent dans ma tête. Me reviennent à l'esprit des enterrements et des posters de gamins palestiniens, la moitié du crâne arrachée, des photos prises dans des hôpitaux de nourrissons aux couches ensanglantées, de bébés sans vie, qui paraissaient dormir. (...) Je serre très fort la petite contre mon cœur. »

Dehors, les soldats tuent, les manifestations populaires se succèdent, les gangs prennent possession des lieux et les voisins se surveillent.
Des blessés, des morts, des larmes et des cris.
À la radio, seul lien avec le monde extérieur, le silence sur les événements est complet tandis que le discours officiel évoque des négociations en cours.
Chez notre homme, le journaliste se réveille et il rêve d'un retour en grâce à son journal grâce à la gravité des événements et à sa position de témoin privilégié. « J'ai enfin la matière d'un bon papier, car ce n'est pas tous les jours que l'on utilise l'artillerie lourde contre les citoyens arabes. Mon article sera à la une et qui sait si, par la suite, je ne serai pas interviewé à la radio comme au bon vieux temps ? Après tout, je suis aux premières loges, à la fois comme journaliste et résident du village assiégé. »
Et... effectivement, les aléas de l'histoire feront de lui, à la fin du roman, non le témoin vedette des médias qu'il espérait mais un poste fixe de correspondant du journal en Palestine.

L'écrivain avec un style journalistique plein d'humour et de vivacité met à nu, sans complaisance, la vie de ces Arabes israéliens coincés entre deux cultures, en prise avec un quotidien où la répression et les humiliations imposées par l'état hébreu et la société israélienne sont la règle. Mais en même temps, il renvoie dos à dos Juifs et Arabes. Tout en restant caustique sur cette société israélienne qui a une fâcheuse tendance à considérer tout Arabe israélien comme un traître ou un terroriste en puissance, il critique le peuple palestinien qui serait autant victime de sa propre incapacité à se libérer et à imaginer l’avenir que des remous de l'histoire.

Ce roman volontiers satirique dit tout du caractère mesquin et oppressant des familles arabes qui se replient sur des coutumes obsolètes et sur la religion, du ressentiment que cela peut provoquer chez les jeunes et les femmes arabes qui aspirent à plus de liberté.
A travers ces quelques jours de guerre dans ces territoires bouleversés par l'histoire se dévoilent les hypocrisies, la corruption, les préjugés, le racisme et les violences larvées qui gangrènent une société où toute communication est faussée, coupée, entre Israéliens et Palestiniens mais aussi à l'intérieur même du camp palestinien. Chacun finalement se retrouve seul, enfermé dans ses peurs à l'image du village du narrateur.

Inspiré par sa propre situation, l'auteur a choisi pour s'exprimer le registre de la tragi-comédie. Il jongle habilement entre plongée au cœur de l'enfer et farce pour solliciter l'émotion et la réflexion du lecteur sans l'engloutir dans le drame. Son personnage principal, anti-héros, ni pire ni meilleur que chacun d'entre nous, sait partager ses colères, ses inquiétudes, ses rêves avec le lecteur et le toucher.
Un récit en phase avec l'actualité brûlante, bouleversant de sincérité, qui fait mouche.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/07/07)    



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Editions de l'Olivier
280 pages - 21 €

Traduit de l'hébreu
par Sylvie Cohen
et Edna Dogon







Photo © Dan Porges

Sayed Kashua est né en 1975 à Tira, en Galilée, dans un village devenu israélien en 1948. Journaliste dans un hebdomadaire de Tel-Aviv et critique de télévision, il vit aujourd'hui dans un village arabe en périphérie de Jérusalem et appartient à la génération montante d'écrivains arabes d’Israël qui ont fait le choix d’écrire en hébreu. Son premier roman, Les Arabes dansent aussi (Belfond, 2003) a été repris dans la collection 10/18.