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Ismail KADARÉ


Le dîner de trop



« On se remémora un dîner d’antan, transmis de génération en génération sous forme de fable ou de berceuse pour endormir les enfants, où l’on racontait que le maître de maison, afin de respecter un pacte aux termes duquel il devait convier un inconnu à dîner, avait passé la consigne à son fils en lui remettant l’invitation. Mais le fils, avançant sur la route pour trouver ce passant inconnu, pris de frayeur sur le chemin désolé qui longeait le cimetière, jeta l’invitation par-dessus le mur d’enceinte et s’éloigna vite dans l’obscurité, ignorant que l’invitation avait atterri sur une tombe. Rentré chez lui, il déclara à son géniteur : j’ai exaucé ton vœu, père -, tandis qu’apparaissait sur le seuil le mort, l’invitation à la main, terrifiant les convives aussi bien que le maître de céans : Tu m’as convié ? Me voici ! Ne fais pas cette tête-là ! »

Cette histoire et quelques autres planent sur le dernier roman d’Ismail Kadaré et confèrent un arrière-plan légendaire à un récit qui s’enracine pourtant dans un contexte historique précis, celui de l’Albanie au cours de la seconde guerre mondiale et pendant la période stalinienne. Tout commence le 16 septembre 1943, alors que les troupes allemandes, qui remontent de Grèce, traversent le pays. Sous les ordres du colonel von Schwabe, elles parviennent à Gjirokastër, la ville où se situe l’action du roman. Parce que son avant-garde a été attaquée par des partisans, l’officier choisit des otages au sein de la population et s’apprête à les faire exécuter. Mais il retrouve aussi le docteur Gurameto, vieil ami et ancien condisciple, qui le convie à dîner. Au cours du repas, le docteur plaide la cause des otages, parmi lesquels un pharmacien juif, et finit par obtenir leur libération. Des années plus tard, quand éclate la prétendue conspiration des Blouses blanches, qui, fomentée par des médecins juifs, aurait eu pour but de supprimer tous les dirigeants du bloc communiste, l’affaire du souper refait surface : Gurameto est alors arrêté et torturé par les autorités staliniennes qui veulent à tout prix lui arracher des révélations sur un complot dont il ignore tout. Quant au dîner lui-même, il reste depuis le début une énigme voilée de circonstances mystérieuses sur laquelle chacun s’interroge, au point de croire bientôt qu’il n’a pas eu lieu. Le bruit se répand que le docteur Gurameto aurait invité un mort, comme dans l’ancienne légende. Ce repas "de trop" forme au centre du livre un noyau de ténèbres dont le rayonnement noir fait trembler la frontière qui sépare le réel du fantastique.

Constamment sarcastique, Le dîner de trop se présente comme une fable où le tragique se mêle étroitement à la farce, pour dévoiler les mécanismes absurdes d’une Histoire qui broie les destins individuels au gré d’un tyran paranoïaque servi par la machine totalitaire. Arrestations, libérations se succèdent au gré d’une logique incompréhensible et saugrenue. Il n’y a évidemment aucun rapport entre le dîner du 16 septembre et les Blouses blanches, mais les enquêteurs ont décrété que ce rapport existait parce qu’il leur faut à tout prix trouver des noms pour satisfaire Staline, et ils refuseront jusqu’au bout d’en démordre. Le culte de la personnalité dont le petit père des peuples est l’objet alimente des épisodes d’une drôlerie irrésistible, comme lorsque le Guide, après avoir annoncé qu’il visiterait Gjirokastër, abandonne finalement son projet, suscitant une universelle consternation qui voit la ville, « suite à ses rêves de pinacle, retomber soudain dans les égouts de l’univers. » Les scènes de désespoir collectif qui suivent l’annonce de son décès frôlent également le burlesque. Et les grands travaux ordonnés par le régime ne sont pas davantage épargnés : « Par travail de reconstruction on entendait en général le fait de creuser des canaux. Les gens se levaient avant l’aube, déployaient un drapeau et partaient piocher en rangs serrés. Plus tard, lorsqu’on comprit que certains canaux, au lieu d’accroître l’apport en eau, le réduisaient, et que d’autres, au lieu de l’évacuer en cas d’inondation, aggravaient les crues, et surtout lorsque se mirent à pleuvoir les condamnations pour ces motifs, germa vaguement l’idée que ces canaux, par-delà le but qu’on leur connaissait, en avaient un autre, caché. Et que celui-ci devait même être le principal. »

Ce Dîner de trop jette un jour ironique et cruel sur l’Histoire proche, et ne se détache du réel que pour mieux l’élucider.

Sylvie Huguet 
(10/12/09)    



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Editions Fayard


214 pages – 17,90 €

Traduit de l'albanais
par Tedi Papavrami





Ismail Kadaré,

né en 1936 dans le sud de l’Albanie, obtient l'asile politique en France en octobre 1990. Son œuvre, composée de romans, de récits, de recueils de nouvelles, de poésie et de théâtre, est traduite dans une quarantaine de pays. Le général de l’armée morte, paru en 1963, a été un immense succès adapté au cinéma en 1983 avec Marcello Mastroianni.








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