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Justin TORRES


Vie animale



Il y a Ma, la mère, blanche. Elle a travaillé de nuit à l'usine de la colline puis ensuite à la brasserie. "A part son visage, son beau visage sauvage, elle a l'air d'une femme servile, une mère de série Télé". Auprès d'elle, Paps, le père, le Portoricain à la peau sombre, tiraillé entre autorité et abandon, violence et tendresse, qui cumule les petits jobs, de nuit, de jour, par alternance, selon. Ils se sont connus à Brooklyn, en classe de troisième. A la naissance de l'aîné, Manny, elle avait quatorze ans, lui seize. Un an après la famille s'agrandissait avec Joël et, deux ans après, avec le narrateur. "Trois boucs […] à moitié laids, à moitié noirs", "trois trolls", "trois mousquetaires", trois frères, trois garnements sauvages.

C'est l'histoire de ces trois animaux qui tentent de grandir dans le chaos, malgré l'instabilité et les crises conjugales qui agitent leur foyer, malgré le manque d'argent, malgré l'adversité raciale et sociale, qui nous est livrée. Leur solidarité aussi.
Mais le plus jeune s'affirme vite en marge, aimerait s'affranchir de ce poids, préfère les mots aux poings, tente de s'échapper de la meute pour dire sa singularité. "Je me sentais pris au piège, plein de haine et de honte. Secrètement, à l'écart des miens, je cultivais une aptitude au langage et une rancune amère. […] Je les voyais d'un nouvel œil, avec un regard caustique."

Ce roman court est composé de quelques épisodes marquants de cette vie commune sur une période allant des six ans à l'adolescence du narrateur, de récits (fugue de la mère avec ses enfants, abandon temporaire du père, achat d'un pick-up familial, apprentissage de la natation, tombe creusée dans le jardinet, découverte de la sexualité, errance nocturne des trois frères...) toujours empreints de violence manifeste ou larvée, de désirs ou de haine.

L'auteur esquisse ici un portrait sans concession d'une famille américaine mixte, modeste, avec des parents mal-grandis, irresponsables et jamais adultes, et des enfants trop vite confrontés à la dureté du monde, sans cadres et toujours au bord du gouffre. Au sein du repaire familial, la tendresse et la fantaisie sont à l'égal de la frustration et des coups. L'appétit de vie et la santé se conjuguent par nécessité à un remarquable sens de la débrouille et donne à l'histoire une saveur souriante et optimiste bien loin du misérabilisme ou de l'apitoiement que l'on aurait pu s'attendre à trouver dans le traitement d'un tel sujet, sans pour autant enjoliver une réalité qui ressemble parfois à une fatalité. "On y échappera jamais. Jamais. (...)Personne (…) Pas nous. Pas eux. Aucun de nous échappera à ça." Sans mésestimer les difficultés à être pauvre et métis dans cette jungle sans pitié, non plus.

Un roman fragmenté ou une succession de nouvelles liées les unes aux autres dont les personnages échappent aux stéréotypes, sont habités, sensuels, délirants, puissants.
Rythmé, porté par une langue crue ou parcourue de magnifiques images poétiques selon les moments, ce premier roman est fort et touchant. La fin, surprenante, est magnifique.
"Je rêve de me tenir debout, je rêve d'avoir des mains, je rêve d'une vie plus simple - sans museaux chauds, ni crocs, ni griffes, ni plumage obscène - je rêve de me promener fièrement, le torse bombé."

Dominique Baillon-Lalande 
(11/01/12)    



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Lectures









Editions de l'Olivier

144 pages - 18 €


Traduit de l'anglais
(États-Unis)
par Laetitia Devaux







Justin Torres,
né en 1981 dans l'État de New York, a publié des textes dans la revue Granta et dans le New Yorker.
Vie animale, son premier roman, a connu un grand succès aux États-Unis.