Pierre JOURDE, Festins secrets



Le livre de Pierre Jourde est écrit à la deuxième personne du singulier, le narrateur s’adressant sans cesse à son héros selon un procédé qui, loin d’être gratuit, trouve sa justification dans les dernières pages. Ce héros, Gilles Saurat, est un jeune professeur frais émoulu d’une grande école, et affecté à Logres, une petite ville sinistre, dans un de ces collèges que l’on nomme « difficiles ». C’est l’occasion d’une charge féroce contre un Système Educatif, qui ressemble trait pour trait au nôtre, à quelques détails près. De jeunes enseignants de haut niveau se voient confier des classes ingérables où il est impossible d’enseigner et où ils se font insulter tous les jours. Dans le même temps, ils subissent à l’SFP (Institut Supérieur de Formation Pédagogique) la logorrhée de pédagogues en chambre qui dissertent gravement sur la nécessité de ne pas corriger en rouge, de peur d’agresser les apprenants. Le Système engendre une bureaucratie proliférante, comme le montre le passage hallucinant où Gilles, égaré dans l’Institut désert, découvre des étages entiers où dossiers, rapports, circulaires, programmes et commentaires de programmes débordent des bureaux pour envahir les couloirs. Enfin, son seul but est de fabriquer du chiffre, c’est-à-dire un nombre toujours croissant de diplômés, ceci quel que soit leur niveau, quitte à manipuler les examens. Le résultat, ce sont des licenciés es lettres qui ne savent pas si Henri II a régné avant ou après Louis XV, et qui ignorent la différence entre commenter, commentés et commentait : « La majorité ne saura pas construire un raisonnement par écrit ni bâtir une phrase comprenant plus d’un verbe, et ils s’en foutront, leur famille aussi, le gouvernement aussi, les spécialistes et les journalistes aussi. Tout le monde veut l’illusion et contribue à la développer, enfants, parents, pouvoir, inventeurs de réformes, satrapes des rectorats. »

Cependant, si réjouissant que soit le pamphlet, ce n’est pas l’essentiel du livre. Loin d’être un roman réaliste, Festins secrets se situe aux limites du fantastique. Déjà, le train au trajet interminable qui conduit Gilles à Logres, avec ses gares désertes et ses voyageurs inquiétants, nous fait pénétrer dans une zone floue qui n’est plus tout à fait le réel. L’impression s’accentue dans la ville même. Gilles loue un petit appartement dans une villa bourgeoise décrépite et poussiéreuse, à l’architecture labyrinthique, que hante une servante aux marmonnements incompréhensibles. La propriétaire, Madame Van Reeth, qu’il surnomme « la veuve froide », est une femme à la présence fantomatique, dont l’époux disparu était un collectionneur bibliophile aux activités troubles. Peu à peu, Gilles s’enfonce dans un cauchemar insolite où il entretient une relation sadomasochiste avec la veuve froide et découvre sur son mari des vérités terrifiantes, en particulier l’enfer de sa bibliothèque qui recèle textes et photos d’une insoutenable atrocité. Dans les dîners que donne Madame Van Reeth, se réunit un petit cercle de notables qui échangent des propos sibyllins et se livrent, à de mystérieuses pratiques tenant du rituel démoniaque. Il s’agit en fait d’une véritable secte dans laquelle ils tentent d’attirer Gilles, qui à leur contact découvre en lui un double ténébreux et fasciné par le mal. Par ailleurs, il rencontre la nuit en pleine forêt une jeune femme dont il ignore le nom, la voix et le visage, au cours d’épisodes amoureux situés aux frontières de l’onirique. Il en vient à douter du réel, et l’interrogation devient ici métaphysique car « le lieu de l’essentiel est noir et vide ». « Plus de contact immédiat avec la moindre réalité, plus de réalité du tout ». Ajoutons que l’écriture joue pour beaucoup dans l’atmosphère fantastique, tant elle abonde en images surprenantes : « Chacun des cils est détaché des autres, figé dans sa gangue de mascara, mais le débordement du khôl donne l’illusion paniquante que les immenses prunelles noires ont commencé à se déverser sur le bord des paupières et que les sérosités noires dont elles sont constituées ne tarderont pas à s’insinuer, en filets visqueux, le long de sa poitrine et de ses bras ».

Gilles Saurat ne pourra échapper à Logres, cette ville piège qui s’est refermée sur lui. Le roman lui aussi fonctionne comme un piège qui se referme sur le lecteur et le contraint à poursuivre jusqu’à la conclusion vertigineuse et sans espoir, qui rejoint le début en un cercle parfait.

Sylvie Huguet 



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Lectures






Editions L'Esprit
des Péninsules
510 pages
23 €

Prix Renaudot
des Lycéens
2005








Né en 1955 à Créteil,
Pierre Jourde enseigne la littérature à l’antenne de Valence de l’université de Grenoble. Sa bibliographie compte une quinzaine de volumes – fictions, essais, et critiques – dont en 2002, La Littérature sans estomac, Prix de la critique de l’Académie Française.











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