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Christine JEANNEY


Une heure dans un supermarché



Dix-huit nouvelles qui ont pour décor un supermarché, semblable à tous les autres.
L'auteure s'y est postée un lundi matin de 9h 30 à 10h 30, pour en observer les clients réguliers au moment où ils tendent le bras pour saisir un produit. Il y a ceux qui hésitent, ceux qui achètent sans perdre de temps, chacun habité par ses envies, ses doutes, ses espoirs. Dix-huit personnages que l’on a pu soi-même croiser sans les voir. Avec leurs prénoms et leurs silhouettes, ils habitent l'un après l'autre le récit, y ajoutant leur vie, leur voix, leurs petits bonheurs ou leurs grandes angoisses. Mais l'auteur ne se contente pas de rester à son poste d'observation pour les déshabiller, traquer leurs gestes, l'expression des visages ou interpréter leurs éventuels bavardages. Elle joue à deviner ce qu'ils sont, à imaginer leur quotidien, à leur inventer une vie au dehors, à l'extérieur du grand temple de la consommation.

Au départ, il y a Odile Au rayon magazines. Elle fait ses courses à la va-vite, bousculant presque un vieux monsieur, avant de récupérer Emeline à la sortie de l'école. Une jeune veuve qui traîne avec elle le fantôme de son mari. Mais pourquoi ne pas imaginer qu'un soir, lors d'une sortie au cinéma proposée par sa sœur, un homme l'y bousculera, qu'elle le recroisera, que peut-être... Au rayon animalerie, le vieil homme élégant qui marche péniblement, hésite devant le rayon de pâtées pour chat. Peut-être le sien est-il particulièrement difficile ? C'est un sculpteur né d'un père inconnu et d'une danseuse, longtemps hanté par le souvenir d'une jeune femme juive, ancien modèle disparu brutalement avant qu'il ne s'enfuie lui-même à New-York.
Aujourd'hui, Au rayon bricolage, il aurait pu croiser Fred accaparé par le choix d'une douille, celui-là même qui, ravagé par les nuits d'insomnie passées à compter les jours, les heures qui le séparent du retour de stage de Jérôme, son compagnon, a failli le renverser la veille avec sa voiture. Le chauffeur de taxi portugais profite d'un moment de battement entre la dépose du jeune Jérôme avec lequel il a pris plaisir à philosopher sur les étrangetés humaines et le chargement d'un nouveau client tout près de là, pour acheter son café Au rayon épicerie. En sortant, il croise sans la voir la blonde Séverine qui regarde les produits étalés Au rayon produits ménagers, d'un air hagard. C'est la maman, appelée à la rescousse, qui viendra récupérer la jeune femme qui depuis quinze ans a bloqué les aiguilles de sa vie à l'heure de ses dix ans.
Et la ronde continue, de Martha Au rayon spiritueux avec ses soixante kilos de trop à Laura Au rayon sucreries qui du haut de ses seize ans soupire en suivant ses parents occupés a commenter lourdement la vie amoureuse de tante Angèle... On pourrait tout aussi bien s'arrêter sur la photographe en herbe aux cheveux gris, le pèlerin fatigué venu acheter du pain et du saucisson, l'Asiatique qui choisit avec soin des crayons de couleurs Au rayon papeterie, la jeune Sénégalaise enceinte qui prend en main des tasses à café tout en rêvant de l'enfant à venir ou la mamie qui met des sucettes dans son caddie pour ce petit démon adoré qui la prend pour une Martienne...

L'idée est simple, sociologiquement riche, et ce qui aurait pu n'être qu'un exercice de style parfaitement maîtrisé s'avère éminemment sensible et littéraire.
Les supermarchés et les gares ont ceci en commun que ce sont des lieux traversés par la foule, que chacun y est sollicité en permanence par l'animation et les autres, mais qu'on s'y retrouve dans le même temps, seul à attendre son train ou à pousser son caddie. Le collectage des produits dans les rayons est un geste répétitif qui laisse à l'esprit la possibilité de vagabonder. A l'être de se révéler au regard de celui qui sait observer. Chacun, dans ce haut-lieu de l’anonymat collectif, d'agitation et de solitude conjuguées, de contraintes et de liberté, de rêves et de frustration, s'y singularise tout en devenant pièce d'un grand puzzle social et économique. C'est ce puzzle qui a servi de modèle à Christine Jeanney. De cet espace traversé en permanence, elle a fait son encre pour tracer les lignes d'existences banales, celles de ses personnages, celles que vivent des gens comme vous, vos voisins ou moi. Puis l'artiste a croisé, superposé, emboîté les différents portraits, esquissant dans l'ombre du héros de chacune des nouvelle, la silhouette de celui qui va surgir dans la suivante. Une chaîne de personnages qui ne se connaissent pas, réunis par une cohabitation fortuite mais indépendants les uns des autres, à la manière de La ronde d'Arthur Schnitzler.

Les couleurs de cette fresque humaine sont, sans surprise, composées d'un mélange rose et gris, d'amour, de solitude, de nostalgie, de passion, de rêve, de tristesse, de joie ou de fantaisie. Certes la vieillesse et son corolaire le deuil y sont extrêmement présents (la tranche de population qui fréquente les grandes surfaces le lundi matin étant objectivement plus âgée que celle du samedi...) mais c'est la tendresse, donnée, reçue, espérée, qui reste la teinte majeure de tous ces récits toujours nimbés de respect, où percent parfois des pointes d'humour.
D'un style sobre que servent une écriture et un rythme vifs, avec finesse, l'auteur façonne son recueil à partir de petits détails qui font sens. La musique, légère ou poignante, qui se dégage alors de cette farandole, nous entraîne sans faillir à sa suite.
Un vrai plaisir de lecture. Un premier recueil à découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/11/10)    



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Editions Quadrature

134 pages - 16 €








Christine Jeanney