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Nancy HUSTON

Lignes de faille


Quatre histoires écrites à la première personne à hauteur de vue d’enfants de 6 ans. Quatre personnages d'une même lignée qui sur quatre générations, du 11 septembre à la seconde guerre mondiale, de la Californie jusqu'à l'Allemagne, reviennent sur une période de leur enfance.

L'histoire s'ouvre en 2005 avec Sol, enfant roi surdoué, égoïste et prétentieux, surprotégé par une mère catholique, hystérique et coincée, et formaté au discours ambiant par un père juif, cadre américain ordinaire, surmené et absent, patriotique, militariste, antiterroriste, anti-irakien. Fasciné par la violence des images volées clandestinement au hasard de ses visites sur des sites Internet d’actualité ou de sexe, l’enfant est franchement antipathique mais c’est par lui que lentement, par bribes, les personnages secondaires porteurs d’histoires se mettent en place.

Son père, Randall, reprend le récit, au même âge, en 1982. Il est élevé à Manhattan par son père, dramaturge chaleureux et raté, plus que par sa mère Sadie, historienne toujours en conférence à travers le monde, à la recherche des origines de sa propre mère, la chanteuse Erra. Ses découvertes conduiront la famille à Haïfa, en Palestine lors de la première guerre du Liban.

Puis on saute en 1962 avec le récit de Sadie élevée par les Torontois et anglo-saxons protestants qui ont recueilli sa mère, en 1945. L’enfance solitaire d'une petite fille, subjuguée par cette mère qui l’a abandonnée pour une carrière artistique et sa vie de bohème.

Enfin la dernière partie se situe à la fin de la guerre quand la petite Kristina (qui choisira le pseudonyme d’Erra, par devoir de mémoire, pour mener une grande carrière de chanteuse internationale) découvre en 1944 qu'elle n'est pas allemande mais ukrainienne et que les nazis qui l’élèvent ne sont pas ses parents.

De génération en génération, comme par malédiction, une enfance se brise à 6 ans pour laisser la place à un adulte prisonnier de ce que l'on a inscrit en lui.
« A cet âge-là, tout baigne dans l’émotion, la peur… Les petits Palestiniens ne sont pas en train de faire une analyse politique de la situation, mais ils voient des adultes dépassés par ce qui se déroule autour d’eux. C’est comme cela qu’on construit les extrémistes de demain » explique l’auteur dans un interview.
Ils sont tous marqués par le sceau du secret aussi sûrement que par ce grain de beauté commun à tous, porte-bonheur pour Erra ou Randall ou source de honte pour Sadie et Sol et les mères absentes ou trop présentes, pas plus que les pères, ne peuvent protéger leurs enfants des drames de l’histoire.

Très vite, au fil de l'histoire familiale, le rire fait place à l'émotion et la petite histoire rencontre la grande. Le portrait d'une famille américaine de base, fière de son identité nationale, puissante et conquérante se transforme peu à peu en chronique d’une famille juive en prise avec l’Histoire : la guerre d’Irak, la seconde guerre mondiale et les Lebensborn – ces établissements conçus par Himmler pour germaniser des enfants "potentiellement parfaits" volés dans les pays annexés avant de les donner à des nazis hauts placés en compensation des pertes des familles allemandes –, le conflit israélo-arabe et le massacre de Sabra et Chatila.

La structure narrative est sophistiquée et ingénieuse. Les récits s’emboîtent, souvent humoristiques, quelquefois acérés, et l’intrigue se dénoue par recoupements successifs. Chaque partie vient éclairer différemment les personnages et, par petites touches, avec une économie de moyens extrêmement efficace, l’auteur parvient à rendre sensible chacun de ces drames silencieux de l’enfance, à rendre signifiante chacune de ces cassures inscrites dans l’Histoire.

L’apparente symétrie des chapitres au style vif et fluide conjuguée au principe original d’inversion chronologique, la naïveté du récit enfantin, permettent alors au lecteur de canaliser l’horreur et l’émotion.
« J’ai commencé ce récit par la fin. C’est une sorte de roman psychanalytique, parce que la psychanalyse, elle aussi, remonte à l’enfance pour comprendre le comportement des gens. »

Ce roman sait, comme le fait la vie même, mêler tragique, satire, révolte et émotion. L’auteur continue ici à explorer le terrain de la transmission et on y retrouve des thèmes maintenant familiers à ses lecteurs comme la complexité du lien frère-sœur, la musique, la puissance destructrice des adultes et le pouvoir ravageur de la haine et du racisme. Avec talent, d’une façon forte, intime, pudique et profondément humaine, elle démontre, au fil des voix et des récits que si le visage de l'ennemi a changé au cours du siècle, les leçons de l’histoire s’avèrent inutiles car trop vite oubliées. On est alors entraîné dans un voyage à rebours dans le passé pour tenter de comprendre les conflits et les violences du présent avec les erreurs et les horreurs des guerres condamnées à se reproduire indéfiniment. Pas de jugement, pas de démonstration, chacun à son tour, à la fois victime et bourreau. Derrière ce constat amer, la tonalité du roman demeure étonnamment positive, laissant finalement la place à la foi dans l’instinct de survie de l’animal humain.

Un roman politique dur et sans complaisance, bouleversant, révoltant, qui parle de façon distancée mais sensible de la guerre, du terrorisme, de l’amour, des extrémismes de toutes sortes, des mères et des relations parents-enfants.
Un livre généreux qui a l’honnêteté de soulever plus de questions sur l’homme et l’histoire qu’il n’amène de réponses prêtes à porter.
Au final, on accompagne chacun des personnages au fil des découvertes, on s’indigne, on est ému. Du grand Nancy Huston. Un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire 2006.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/09/06)    



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Lectures









Editions Actes Sud

487 pages
21,60 €






Nancy Huston

a obtenu le
Prix Femina 2006
pour ce roman.