Robin HOBB

La déchirure


Après L’Assassin royal et Les Aventuriers de la mer, Robin Hobb inaugure avec La Déchirure un nouveau cycle romanesque intitulé Le Soldat chamane. Comme dans ses œuvres précédentes, elle met en place un monde complet et cohérent, avec sa géographie, son histoire, sa culture, ses religions. Le royaume de Gernie est un pays dont le niveau de développement correspond à peu près au début de notre dix-neuvième siècle. La société y est régie par des traditions très strictes, dont la loyauté au souverain et la piété familiale sont les valeurs essentielles. On y distingue néanmoins deux aristocraties rivales, celle de la noblesse de souche et celle de la nouvelle noblesse, formée d’anciens officiers que le roi a pourvus de terres et de titres pour les remercier des services rendus. La Gernie est par ailleurs une puissance coloniale ; elle s’est étendue vers l’Est en soumettant les Nomades des Plaines, à qui elle prétend, en toute bonne conscience, apporter les lumières de la civilisation. Lorsque commence le roman, l’armée est parvenue jusqu’au pays des Ocellions, peuple qui vit en étroite symbiose avec sa forêt ancestrale et que les Gerniens, qui les jugent à peine plus évolués que des singes, veulent soumettre à leur tour.

Le héros, Jamère Burvelle, est le fils cadet d’un nouveau noble que sa place dans la fratrie destine au métier des armes. Il adhère totalement aux valeurs qui lui ont été inculquées et ne souhaite rien d’autre que de devenir un excellent officier pour servir son roi et honorer sa famille. Il pousse la docilité jusqu’à tomber sincèrement amoureux de la jeune fille que son père lui a destinée. Mais, pour parfaire sa formation, son père l’a également confié quelque temps à un ancien ennemi, un guerrier nomade qui lui fait vivre une expérience chamanique. Au cours de celle-ci, le jeune homme rentre en contact avec la Femme-Arbre, une magicienne ocellione qui lui impose sa marque et s’empare d’une partie de son âme. De ce jour, Jamère sera déchiré – c’est le sens du titre – entre les valeurs qui l’ont formé et celles que la Femme-Arbre a instillées en lui. Ses aspirations restent les mêmes et sa loyauté à son pays demeure apparemment sans faille, mais il porte désormais au fond de lui un double qui resurgit au cours de ses rêves et affleure parfois brusquement à sa vie consciente. Ainsi, alors que les siens détruisent la nature sans état d’âme et glorifient leur civilisation urbaine, « la foule vivante et innombrable des arbres » éveille-t-elle chez le jeune homme une profonde fascination : « Que pouvait faire l’homme de plus grand que cette armée de géants verdoyants ? J’entendis l’appel d’un oiseau puis la réponse d’un autre et j’eus soudain une de ces révélations qui viennent aussi naturellement que l’acte de respirer : j’avais conscience de la forêt comme d’une entité unique, une trame de vie végétale autant qu’animale qui formait un tout doué de mouvement, de souffle, d’âme. C’était comme voir la face de dieu, mais non le dieu de bonté : un de ceux d’autrefois, la Forêt elle-même, et je me sentais prêt à tomber à genoux devant sa splendeur. » Aussi, lorsqu’il traverse peu après une zone de déforestation, est-il submergé par l’angoisse et l’horreur : « Je me détournai, le cœur au bord des lèvres, transi de froid : c’était ainsi que le monde finirait. Quelle que fût l’étendue de la futaie que ces hommes dépèceraient, cela ne suffirait jamais à rassasier leur appétit ; ils parcourraient toute la surface de la terre en ne laissant derrière eux que profanation et dévastation. Ils dévoreraient la forêt pour excréter des amoncellements de bâtiments faits de pierre arrachée au sol ou de bois volé aux arbres ; à coups de marteau, ils enfonceraient des pavés dans la glèbe pour créer des voies entre leurs habitations, ils saliraient les rivières, ils soumettraient si bien la nature qu’elle n’aurait plus d’autre loi que la volonté de l’homme. »

Ces préoccupations écologiques ne sont pas nouvelles chez Robin Hobb. Dans L’Assassin royal, elles apparaissent dans la magie du Vif, qui permet au héros d’entrer en contact avec l’ensemble des vivants, et plus encore dans l’objet final de sa quête, qui est de réintroduire les dragons dans un monde qu’ils ont déserté, parce que leur espèce est la seule qui puisse faire pièce à la puissance de l’homme et l’empêcher d’asservir totalement la création. Ce souci semble au centre du Soldat chamane. Ce premier volume, qui met en scène un héros vulnérable et attachant dans sa complexité, se présente comme une mise en place riche en promesses, et fait attendre avec impatience les livres suivants.

Sylvie Huguet 
(05/01/07)    



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Editions Pygmalion
359 pages
21,50 €







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le deuxième volume
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