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Guillaume GUÉRAUD


Anka



Marco, 14 ans est tranquillement en train de faire son devoir de géométrie quand deux policiers viennent lui annoncer sans précaution le décès de sa mère. L'adolescent n'arrive pas à y croire, avec raison, puisque celle-ci ouvre la porte de chez eux quelques minutes plus tard. L'explication est simple : son père a contracté un mariage blanc avec une jeune Roumaine sans papiers, il y a dix ans, contre 1500 euros et c'est cette "épouse administrative" qu'ils ont retrouvée morte.

Une fausse union vécue comme sans importance par le père, que personne n'a songé à révéler aux deux enfants. Le père de Marco n'a jamais revu celle qui a ainsi ajouté un nom de famille français à son prénom et tous semblent souhaiter classer et oublier l'affaire au plus vite. La grande sœur, tout à sa découverte de l'amour avec son apprenti boxeur, s'en moque, la mère s'arrête aux aspects techniques et financiers de la transaction, le père en toute bonne conscience se justifie et affirme son détachement total à ce qui vient d'arriver. "Ton père a seulement vu cette fille à la mairie le jour où ils ont fait ce mariage, ça n'a pas duré une heure. Tu crois peut-être que ça nous a marqués et que ça nous a empêchés de dormir ? Absolument pas. On a aussitôt oublié son existence et notre vie a continué exactement comme avant. J'ai encaissé ça sans broncher". Seule l'obligation de reconnaître le corps et d'assumer les frais de l'enterrement le font bougonner.

Marco est le seul à être troublé, se poser des questions sur cette Anka Petrescu dont on lui a caché l'existence.
Marco est un adolescent mal dans sa peau, turbulent en classe, que seul le cinéma intéresse. Mais l'annonce de la mort de cette jeune femme vient prendre toute la place dans sa tête sans qu'il comprenne pourquoi : "Les mêmes questions tournaient en boucle - à quoi ça rime ? pourquoi je me soucie de cette fille ? comment se fait-il que je ne tienne pas à l'oublier alors que je viens à peine d'apprendre son existence ? qu'est-ce que ça peut me foutre ?". Anka, la "mariée", avait 19 ans, celle dont on a retrouvé le cadavre sur le banc d'un parc public de Marseille à la nuit tombante, a été terrassée par la tuberculose à 29 ans. A la crémation où il accompagne son père, n'assiste qu'une seule autre personne : le frère d'Anka, incapable de parler français mais dont le regard semble à la fois incrédule et accusateur.

Le dernier conseil de classe des 3e approche et le gamin en rupture scolaire doit choisir son orientation. Le CAP ou le redoublement semblent la seule alternative offerte à celui qui ne rêve que d'être acteur, mais il a la tête ailleurs. Peut-être est-ce le beau visage entrevu sur le permis de séjour ou les deux petites culottes qu'il a volées dans le sac trouvé aux cotés de la morte et ramené par son père qui le troublent. Marco pense sans cesse à Anka, voudrait connaître celle qui porte son nom de famille et qu'on ne lui a jamais présentée, combler les vides et comprendre ce qui s'est passé pendant ces dix années.
N'y tenant plus, il décide de mener clandestinement son enquête.

Il va à la recherche de ceux qui ont pu la connaître, va rôder dans l'immeuble qu'elle habitait, récupère auprès du propriétaire hargneux qui a expulsé la jeune femme malade pour retard de paiement quelques effets personnels, converse par interphone interposé avec l'épouse du notaire qui l'employait pour le ménage... "Elle dort dans le hall d'un petit immeuble dont la porte ferme mal. (…) elle s'y rend le plus tard possible. Pour ne pas croiser les locataires. Certains l'ont déjà surprise en pleine nuit. Ils se sont montrés plutôt aimables. Tant que vous laissez propre... Ils ont dit. (…) son sac de couchage et de vieux journaux qui lui servent de matelas et un tesson de bouteille de bière pour se défendre au cas où. Elle s'allonge dans le renfoncement sous la première montée d'escaliers. C'est inconfortable. Elle glisse son linge sale sous sa tête en guise d'oreiller. Le sol carrelé est une vraie torture. Elle dort mal. Même quand elle est épuisée."
La récolte d'indices est mince mais derrière ces rencontres c'est autre chose qu'il découvre : la réalité sordide dans laquelle la jeune femme, en dépit de cette nationalité achetée à prix d'or qui la faisait tant rêver, s'est progressivement enfoncée. Confronté à la violence d'une misère implacable qui jette dans la rue et exclut, à l'existence d'un peu avouable commerce de l'être humain où certains s'enrichissent, stupéfait devant l'indifférence de tous, le cynisme ou à la cupidité de quelques-uns, l'adolescent sent monter un sentiment de révolte. De désespoir aussi, jusqu'à s'y perdre. Il suffira d'une allumette pour que la bombe explose...

Avec Marseille en toile de fond, Guillaume Guéraud raconte cette histoire du point de vue de Marco, à la première personne, au présent et de façon brute, mais la voix d'Anka (son journal ?) vient s'intercaler avec de courts passages en italique écrits à la troisième personne pour dire, au passé, le parcours de cette immigrée des pays de l'Est. Une narration à deux voix donc, un puzzle avec des bouts éparpillés de la vie de la morte qui s'entrechoquent avec les pensées de l'adolescent sur fond commun d'amertume et de colère. Au cœur de cette réalité ordinaire et sordide que le jeune garçon découvre au fil de ses recherches, à travers son regard et ses émotions, la jeune Roumaine rejetée à la rue et devenue socialement invisible retrouve, ponctuellement, une existence, tragique et forte.
Le roman aborde des sujets sociaux graves : le mariage blanc, la pauvreté qui amène des couples modestes à vendre leur nom, la précarité des immigrés sous nos fenêtres, notre société et ses lâchetés données en héritage aux générations à venir.
Tout au long de ce drame de société, ce roman d'initiation où l'adolescent en révolte larvée découvre à la fois la mort et la cruauté du monde qui donneront corps à son mal-être et à sa violence, la tension monte efficacement et inexorablement. La fin est à la fois brutale et en suspens comme le destin de la jeune femme.

Les deux protagonistes sonnent justes, le rythme est sans faille, la langue elle-même est directe et brutale, sans concession, forgée à l'aune de la révolte, de la dénonciation du mensonge et de la violence d'une société en souffrance et en ruine.
Jamais complaisant, le nouveau livre de Guillaume Guéraud est à la fois fort et dérangeant, triste et violent, mais il se situe du coté de l'humanité et de la vie.
Un roman terrible et émouvant qui ouvre les yeux sur la réalité.
(à partir de 14 ans)

Dominique Baillon-Lalande 
(25/02/12)    



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Jeunesse








Editions du Rouergue

Collection doAdo
112 pages – 9,50 €






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