Je mourrai pas gibier

Ils ne tiennent pas à ce que je me foute en l'air. Mais, n'importe comment, il y a toujours un moyen. Le plus pratique aurait été avec le fusil que j'ai utilisé pour dégommer tout le monde. J'avais d'ailleurs prévu de conserver deux cartouches pour ma pomme. Sauf que, j'ai dû me laisser emporter par l'euphorie, je les ai toutes tirées.
Je me suis bien jeté par la fenêtre, à la fin, mais du premier étage ça risquait pas grand-chose, je me suis juste déboîté un genou, ça m'a servi à rien d'autre qu'avoir mal.


Le éditions du Rouergue offrent parfois à leurs lecteurs des livres qui paraissent dérangeants au premier regard. Des albums ou des romans qui évoquent des sujets graves, personnels, en profondeur… C’est encore le cas avec ce premier titre, paru en janvier 2006, de la nouvelle collection doAdo Noir.

Dès les premières pages, nous sommes confrontés à un ado qui vient de tuer ou blesser sept personnes avec un fusil. L’ado qui craque et tire sur tout ce qui bouge, dans son lycée ou dans la rue, on a le sentiment d’avoir vu ça plusieurs fois aux infos. A quoi bon en rajouter ? Cherche-t-on à banaliser ces folies ? A les justifier ? A créer une mode ?
Ne vaudrait-il pas mieux étouffer pudiquement ces noirceurs humaines sous une rassurante chape de silence ?

La drogue, l’alcool, le chagrin d’amour, la séparation, la maltraitance, l’inceste, le suicide, le meurtre, tous ces sujets qui font mal, on peut évidemement les tenir cachés ; on l’a fait longtemps, en estimant que nos enfants ne devaient pas être troublés, qu’ils ne devaient avoir que leurs jeux et leurs études en tête.
Mais, qu’on le veuille ou non, les jeunes ressentent très vite et très fort des émotions puissantes en eux-mêmes ou chez ceux qui les entourent. Les films, les infos à la télé, les titres des journaux, les récits des proches évoquent sans cesse des actes ou des comportements hors normes. Seulement, en général, on en reste au sensationnel, au spectaculaire, au dramatique ; le besoin de montrer l’emporte sur le désir d’expliquer ; l’actualité, l’immédiateté l’emportent sur la réflexion.
Alors quand un livre aide à mieux comprendre le parcours, les mécanismes qui amènent le personnage à une situation extrême, cela mérite le détour même s’il faut se méfier de la complaisance et privilégier l’accompagnement dans la lecture.

Ici, ce qui fait le cœur du roman, ce n’est pas le carnage ou ses conséquences, c’est sa genèse. Pourquoi et comment Martial en est arrivé là. Rien ne justifie son acte mais on peut essayer de suivre le cheminement qui l’y a conduit et Guillaume Guéraud y parvient très bien. Par la construction mais aussi par le choix de la première personne qui permet au lecteur de partager les émotions profondes du personnage.

Dès le chapitre deux, on remonte le temps. Martial nous présente son village et ses deux clans : d’un côté les gens de la vigne, de l’autre ceux du bois. Tout le monde a le sang chaud et les fêtes dégénèrent toujours en bagarres. Arnaud, le frère de Martial travaille à la scierie comme son copain Frédo, le contremaître.

Dans le village, il y a pourtant un homme tranquille : Terence, le "pleu-pleu", le simple d’esprit. « Il ignore son âge. Il ne sait ni travailler ni chasser. Et il ne possède que deux mots dans son vocabulaire : Pauvre vache ! ».

Martial, pour ne pas entrer dans la guerre entre la vigne et le bois, pour échapper à la scierie, à la stupide violence du contremaître, a choisi la mécanique générale au lycée Camus (pas anodin !) à quarante-sept kilomètres de chez lui. Il ne rentre que les week-ends. Et tous les vendredis soir, Terence a pris l’habitude de venir l’attendre à l’arrêt du bus pour l’accompagner jusqu’au village. Huit cents mètres en marchant côte à côte, chaque semaine, pendant un an…

Pour les autres, Terence, c’est le défouloir, celui sur qui on crache, par habitude, ou sur qui on cogne, quand l’envie est trop forte. Et justement, après une grosse embrouille, Frédo a besoin de frapper, de libérer un trop-plein de haine, de rancoeur. Terence reçoit plusieurs fois sa visite.

Un jour, quand Martial revient et que Terence n’est pas à l’arrêt du bus, le lycéen ne s’inquiète pas. Avec un "pleu-pleu", il faut s’attendre à tout. Il doit vaquer ailleurs en criant « Pauvre vache ! » au milieu des champs.
Mais non, bien sûr. Si Terence n’est pas au rendez-vous, c’est qu’il en a été empêché…

Et dans ce village qui prépare le mariage d’Arnaud, la violence monte, insidieuse, inéluctable. De semaine en semaine, de jour en jour. Jusqu’à ce vendredi où Martial retrouve Terence dans sa cuisine dévastée. Trop c’est trop ! Il faut arrêter tout ça, il faut punir Frédo, et les autres aussi, qui n’ont rien dit, rien fait pour empêcher…

Guillaume Guéraud réussit là un roman fort, plein de violence et de tendresse, autour d’un ado confronté à la bêtise, à la haine, à l’incompréhension. Un ado qui préfère éviter le conflit, qui choisit de s’éloigner, mais qui ne peut échapper à l’œil du cyclone.

Une réserve toutefois, la crainte que la maquette et le format (80 pages) attirent plus facilement les jeunes lecteurs que les "grands adolescents" pour qui cette collection a été créée…

Serge Cabrol 



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Jeunesse



Guillaume Guéraud
Je mourrai pas gibier

Editions du Rouergue
Collection doAdo Noir
80 pages - 6,50 €






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