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Jean-Marie GOURIO


Sex Toy


Quand la peur du loup transforme le gibier en chasseur


"Tic s'est laissé glisser le long de la bagnole et s'est écroulé sur le trottoir en rigolant comme un débile. Il a bu je sais pas combien de vodkas et de la bière. On s'est fait un binge au parc. Un binge drinking. Moi j'ai bu, mais moins qu'eux. J'ai peur que ces enfoirés me baisent quand je suis saoule. Je veux pas partir dans les vapes. Je les ai tous vus passer sur Myriam qui s'était mise dans le chaos, sauf Manu, mais les autres se sont pas gênés, Tic, Marius, Léo, Tens, Ours, ils se sont astiqués sur elle, c'était dégueulasse. Après, les fumiers, ils disent qu'ils se rappellent plus tellement ils étaient dans le rouge."

Voilà un roman qui risque d'offusquer bien des lecteurs (ou des critiques) effarés de découvrir de telles horreurs. Le rôle de l'écrivain est de dire, montrer, mettre en scène mais il est parfois difficile d'entendre, de voir une réalité insupportable. L'addiction d'une partie des ados à l'alcool, à la drogue, à la pornographie est souvent rappelée dans les médias mais ici, elle est décrite de l'intérieur pendant deux cents pages.

La narratrice, Didrie, a treize ans. Elle est en quatrième mais fréquente le lycée le moins possible. Elle ne supporte plus les profs et les garçons qui ne pensent qu'au sexe, ni les filles qui acceptent de faire ce qu'ils demandent. Didrie décrit en détails tout ce qu'ils pensent, ce qu'ils demandent, ce qu'elles font. Les mots sont crus mais ils font partie du quotidien pour de nombreux ados.
Alors, pour supporter tout ça, pour endormir sa colère, elle commence à boire dès le matin, une bière dans le bus, puis tout ce qui se présente en fonction de ce que chacun apporte : vodka, gin, whisky, vin…
Ils sont tout un groupe, une bande, une dizaine de garçons et de filles, plutôt des compagnons de beuverie que de vrais amis.
Dès qu'ils le peuvent, ils quittent le lycée pour aller boire dans un parc, rire, être malades et s'endormir. Les "binge drinking". Arriver à l'ivresse le plus vite possible, en buvant n'importe quoi, jusqu'au coma éthylique.

Didrie a pourtant une vie de famille sans vrai problème. Sa mère s'occupe d'enfants autistes, son père travaille chez France Telecom (un peu stressé par le boulot). Son frère a dix-sept ans et sa sœur, Magalie, en a cinq.
Didrie leur mène la vie dure et rien, ni personne (sauf sa petite sœur considérée comme un ange de pureté), ne trouve grâce à ses yeux. "Ma mère n'est heureuse qu'avec ses autistes. Elle sert à quelque chose au moins […] Sûr qu'elle m'aimerait mieux si j'étais une adolescente autiste." Les parents, dépassés, ne comprennent plus leur fille, ne savent plus quoi faire.

Mais, surtout, Didrie est traumatisée par la pornographie ambiante, par les vidéos que ses copains regardent (et filment) sur leurs téléphones portables, par leur langage, par ce qu'elle voit et entend tous les jours. Traumatisée au point d'étendre sa détestation à tous les hommes, tous les garçons. Tous des "loups" !

Tous sauf un. "Frankie suit des cours dans un autre lycée, un lycée professionnel avec des élèves plus grands, pas loin. Depuis trois ans, il apprend la mécanique. Il aimerait travailler dans les éoliennes. J'aimerais bien qu'il réussisse. On partirait vivre là où y'a du vent. Lui, c'est mon fiancé depuis un mois. Il m'aime vraiment. Il me respecte. Il me touche pas. Il est gentil. Il est beau. Il est grand."
Il emmène parfois Didrie sur sa moto pour une balade ou un pique-nique et c'est l'occasion de très belles pages, douces, tendres, romantiques, un îlot de bonheur au milieu d'une décharge publique.

Un jour que la bande s'est réfugiée chez l'un d'entre eux pour boire en paix en l'absence des parents, les garçons ont, comme d'habitude, allumé l'ordinateur pour se connecter à des sites pornographiques et tchatter sur les messageries instantanées. C'est là qu'ils ont eu l'idée de lancer Didrie à la chasse au loup. Ils l'ont affublée du pseudo Sex Toy et se sont mis à inventer et taper les propos provocants d'une jeune fille délurée de treize ans qui chercherait une relation avec un homme en quête de chair fraîche. Si un Gros Loup mordait à l'hameçon, il faudrait organiser un rendez-vous…

Didrie, devenue Sex Toy, est entraînée dans une histoire de plus en plus délirante et même Frankie a bien du mal à la raisonner quand elle voit des loups partout…

C'est un roman dur, à déconseiller aux autruches et aux oies blanches… Oui, on peut faire comme si tout cela n'existait pas et rejeter un livre aussi violent, sordide, malsain… Par contre, pour ceux qui veulent garder les yeux ouverts sur le monde qui nous entoure, voici une fiction qui prend des accents de témoignage. Jean-Marie Gourio, avec ses Brèves de comptoir, nous a habitués à la justesse de ses observations et à son talent pour immortaliser les expressions des uns et les petites phrases des autres. Nous ne sommes plus ici au comptoir des bistrots mais au milieu des ordinateurs et téléphones portables des ados. Le résultat est beaucoup plus inquiétant !

Serge Cabrol 
(17/09/12)    



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Julliard

(Août 2012)
209 pages - 17 €







Jean-Marie Gourio,
ancien rédacteur en chef de Charlie Hebdo, est surtout célèbre pour ses Brèves de comptoir. Mais il est aussi l'auteur de plusieurs romans dont cinq chez Julliard. L'Eau des fleurs a été adapté au cinéma sous le titre La vie est à nous par Gérard Krawczyk avec Éric Cantona, Josiane Balasko et Sylvie Testud (disponible en DVD).









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