André GORZ, Le traître suivi de Le vieillissement
Avant-propos de Jean-Paul Sartre



« La solution des problèmes de l'existence est dehors (s'il y en a une), la liberté est dehors, auprès des choses moyennant lesquelles elle peut se faire libre, et sans lesquelles elle n'existe pas… On a le plus de chance de se trouver, en s'intéressant au monde, en entreprenant quelque chose, en s'oubliant, c'est-à-dire en cessant de se chercher un être conforme à quelque norme. » L'auteur de ces lignes a trente-deux ans. Nous sommes en 1955 et son premier livre, « une affaire de salut personnel », intitulé Le Traître, vient de paraître.

André Gorz est né à Vienne en 1923, « d'un Juif » et d'une mère catholique. Après l'Anschluss, il partit pour la Suisse où il vécut jusqu'à la fin de la guerre en étudiant la chimie. Philosophe écologiste, d'inspiration marxiste, Gorz se fera plutôt connaître par un certain nombre d'ouvrages de sociologie du travail et d'économie politique. Mais c'est cette première période troublée de sa jeunesse, longue errance intellectuelle et psychologique (« je m'ennuie, donc j'existe ») que raconte Le Traître. Complexe, foisonnant, à la fois autobiographique et universel, irréductible au simple résumé, vertigineux des inventions d'une personnalité écartelée par sa double origine (« un homme coupé en deux, qui tente de ressouder ses tronçons »), l'ouvrage, qui vient d'être édité en poche (Folio Essais n°463), s'ouvre sur un avant-propos de Jean-Paul Sartre qui fraie un chemin pour entrer dans cet étrange traité de philosophie : « … il ne s'agit pas de se connaître mais de changer la vie ; on ne s'adresse pas encore à nous mais, qu'on le veuille ou non, c'est à nous que la question fondamentale est posée : par quelle activité un ‘individu accidentel' peut-il réaliser en lui-même et pour tous la personne humaine ? »

On peut préparer son entrée dans un ouvrage qui bouleverse à coup sûr l'existence en commençant par le fragment d'environ vingt feuillets qui en assure la clôture. Exposé comme un épilogue au Traître, Le Vieillissement, rédigé alors que Gorz n'a que trente-six ans, a été d'abord publié dans Les Temps modernes en 1961-1962. Bien avant d'être un destin biologique, dira Gorz, le vieillissement est un destin social : mais « comment entrer dans cette société sans renoncer aux possibilités et aux désirs qu'on porte en soi ? »

À trente-six ans, le narrateur soudain se découvre un âge, « il n'en avait pas toujours eu ». Jusque-là, « il n'avait pas eu d'âge du tout ; il se recommençait sans cesse, et les années ne comptaient pas… » Mais trente-six ans est l'âge auquel la vie commence pour de bon, un « certificat de maturité ». Et ce métier qu'il avait pris « par hasard, facilité et besoin de gagner sa croûte », sans avoir l'intention d'en faire « l'activité de sa vie », fait de lui « l'être qu'il lui faudrait perpétuer, désormais, jusqu'à sa mort, parce qu'il était ça et rien d'autre et qu'il n'avait plus guère de chances d'en changer. »

Cette terreur, Valéry l'avait déjà nommée : « Nous naissons plusieurs et nous mourons un seul », faisait-il dire à son Socrate. Pour Gorz, l'évidence du vieillissement est là, quand le champ d'action est défini une fois pour toutes, et qu'il faut s'y tenir, continuer « ou décider que rien n'a de sens ». De tous ces possibles qu'il aurait aimé être aussi (géologue, médecin, agronome…), « il ne sera plus rien de tout cela. »

L'âge a fondu sur Gorz le trentenaire : « Vieillir, c'était donc cela : voir s'organiser une suite d'événements et d'expériences en cette nébuleuse déjà prise, irrémédiablement, dans une forme imprévue, et que l'on appelle une vie. » L'âge vient du « dehors », il le rencontre « comme un ensemble d'interdits, de limites, d'obstacles indépassables (il ne fera plus un apprentissage de mécanicien, il ne sera jamais pilote de ligne)… » Car l'âge nous vient originellement des autres. Nous n'avons pas d'âge pour nous-mêmes, « mais seulement en tant qu'Autres », par référence à la longévité moyenne des individus. Sartre et Nizan avaient déjà dit, de leur côté, que l'adolescence et la jeunesse ne sont pas des âges « naturels ».

Mais qu'était donc alors cette jeunesse qui a fui ? Un leurre également, qui « vous vient d'autrui : des adultes et des vieux : de ceux qui, réalisant qu'ils ne referont pas leur vie, qu'ils ne changeront plus, que les acquis à défendre ou à accroître les tiennent prisonniers de leur objectivité et de ses exigences inertes, éprouvent le ‘sérieux de l'existence' et tiennent pour ‘jeunes' ceux qui, n'ayant pas encore (ou pas encore au même degré) d'intérêts à défendre, prétendent qu'une vie, ça doit pouvoir se construire, et non se subir comme un destin. »

Rendu « à vous-même pareil », ayant accepté d'être fini, « d'être ici et nulle part ailleurs, de faire ça et pas autre chose, maintenant et pas jamais ou toujours ; ici seulement, ça seulement, maintenant seulement — d'avoir cette vie seulement », vous n'êtes pas bien loin de l'état de cadavre…

À la vision désespérée d'un trentenaire, on peut préférer celle du sexagénaire Cicéron, admiratif de l'octogénaire Caton l'Ancien et auteur du fameux De Senectute (De la Vieillesse). Mais vite on déchante. Car l'avantage de la vieillesse, pour les sévères stoïciens, est l'atténuation des désirs amoureux. On y gagne ainsi du temps libre à consacrer à des activités plus utiles que l'amour ! L'érotisme et les besoins de la chair étaient une entrave à l'exercice de l'esprit. Caton l'Ancien, lui-même, qui mourut à quatre-vingt cinq ans, commença d'apprendre le grec à quatre-vingts. Qui donc pourrait se plaindre de la progressive disparition de plaisirs aussi contraignants ? Dans Splendeur et misères des courtisanes, Balzac approuvait en intitulant un chapitre : « A combien l'amour revient aux vieillards ? »

La philosophie est l'apanage des vieillards au mode de vie équilibré, aux règles saines, et philosopher consiste, dès la jeunesse, à s'anticiper comme déjà vieux.

Dans certains passages pourtant Cicéron sera rejoint par le Sartre du « Je suis ce que j'ai été » : «  Mais rappelez-vous que dans tout mon discours je glorifie une vieillesse qui s'est construite sur les bases de la jeunesse. Il en résulte ceci, que j'ai déjà affirmé avec le plein accord de tous : une vieillesse obligée de se défendre par des paroles serait bien malheureuse ; les cheveux blancs, les rides ne suffisent pas à attraper tout à coup l'autorité : c'est toute la vie passée menée honorablement qui reçoit les suprêmes bienfaits de l'autorité. »

On pourra également goûter, de la vieillesse, l'aspect animal qu'en développe John Cowper Powys dans L'Art de vieillir (Librairie José Corti, 1999). Fervent admirateur du De Senectute, John Cowper Powys tentera à son tour de donner des règles à cet art difficile d'exploiter à des fins heureuses l'inévitable nécessité de vieillir. Il développera ainsi une théorie originale selon laquelle il faut apprécier la vieillesse, car elle vous donne la chance de reparcourir, en quelques années humaines, d'immenses époques de conscience primitive, un peu comme le fœtus rejoue, en quelques mois, toute l'évolution de l'humanité. Il s'agit de profiter de cet état de « convalescence » pour « à nouveau jouir des sensations propres au tout-petit ». Quels que soient les handicaps et les misères qui grippent la machine, et malgré leur cumul (cécité, surdité…), « tant qu'il nous reste quoi que ce soit de la ‘machine' (…), nous pouvons encore sentir, ne serait-ce que par les pores de notre peau, la présence des éléments assombris, assourdis que nous avons choisi pour compagnons d'endurance et objets de notre plaisir. » Vieillir c'est retrouver le pouvoir de sentir et de tâter sans fin l'étoffe dont sont faits le monde et les choses.

Chacun est libre de montrer plus d'inclination pour l'art de vieillir du peintre Bazaine, tant il est vrai qu'à chaque homme sa vieillesse, impartageable et personnelle comme le sont les empreintes digitales, la graphie ou le dessin kaléidoscopique de l'iris.

Le grand âge de Bazaine n'est pas le temps de la sagesse mais celui de la passion, « le sommet de l'aveuglement, de l'irréflexion, de la partialité », et il vient corriger heureusement une vision du vieillard humain qu'on (tant Gorz le Jeune que Caton l'Ancien) avait plutôt tendance à asseoir plutôt au milieu de ses certitudes : « Le grand âge d'un peintre n'est pas celui d'une installation confortable dans un monde en chaussons. L'étonnement d'être, qui l'a accompagné à tous les instants de sa vie, ne se transforme pas en rapports paisibles, donc peu exigeants, avec lui-même comme avec ce qui l'entoure, et ce n'est pas, Dieu merci ! dans un univers enfin apprivoisé, propriétaire d'un jardin à la française, que se promène le peintre de quatre-vingt-dix ans. » Car le peintre est sans cesse un homme nouveau-né*.

Enfin, nourri de la pensée antique mais tout de même dans les pas de Bazaine, entretissant son propos des intuitions spirituelles de Cowper Powys mais néanmoins ardent comme le jeune Gorz, le dernier Deleuze, franchissant toute limite, celui de Qu'est-ce que la philosophie ? (1991) : « Il y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l'on jouit d'un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l'avenir un trait qui traverse les âges : le Titien, Turner, Monet. Turner vieux a acquis ou conquis le droit de mener la peinture sur un chemin désert et sans retour qui ne se distingue plus d'une dernière question. Peut-être la Vie de Rancé marque-t-elle la vieillesse de Chateaubriand et le début de la littérature moderne. Le cinéma aussi nous offre parfois ses dons du troisième âge où Ivens, par exemple, mêle son rire à celui de la sorcière dans le vent déchaîné. De même en philosophie, la Critique du jugement de Kant est une œuvre de vieillesse, une œuvre déchaînée derrière laquelle ne cesseront de courir ses descendants : toutes les facultés de l'esprit franchissant leurs limites, ces mêmes limites que Kant avait si soigneusement fixées dans ses livres de maturité**. »


Régine Detambel 


* Sur ce sujet, on pourra lire avec profit le n°38/39 de la revue Art et Thérapie intitulé Vieillir en création et notamment l'article de Brigitte Seneca : « Il n'y a pas de peinture de personnes âgées », p. 64

** Gilles Deleuze est cité dans l'article du philosophe René Schérer, « Vieillards en harmonie », qui analyse aussi la sexualité des vieillards chez Fourier ou encore dans le texte de Noëlle Châtelet, La Femme-coquelicot
http://raforum.apinc.org/article.php3?id_article=1956



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Lectures





Folio Essais
N° 463
416 pages - 6,80 €





















Cicéron
De la vieillesse

Les Belles Lettres



















John Cowper Powys
L'art de vieillir

Librairie José Corti





















Gilles Deleuze
Qu'est-ce que la philosophie ?

Editions de Minuit







Noëlle Châtelet
La femme-coquelicot

Livre de Poche