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Jérôme FERRARI

Un dieu un animal


Un homme et une femme séparés par le tourbillon de la vie et propulsés dans l'ennui du monde.

Lui semble avoir mené jusqu'à l'adolescence une vie tranquille avec sa famille, Jean-Do son ami d'enfance, son presque frère, et un premier amour à peine ébauché avec Magali, une jeune touriste passant ses étés au village perdu. Mais rongé par un « incommensurable ennui » dans un village natal vécu comme « un cimetière », il se distrait à coup d'alcool, de drogue, de plaisir facile et de violence gratuite.
Après l'attentat du 11 septembre pour combler « la béance de son âme » et donner un sens à sa vie, il s'engage comme mercenaire en Irak, entraînant avec lui son ami de toujours.
« Tu as franchi seul le seuil de la caserne du régiment d'infanterie de marine. On t'a rasé la tête et donné un treillis et le reflet que t'a renvoyé le miroir n'était pas seulement le tien mais celui de centaines de jeunes garçons qui fuyaient la même terre que toi et qui étaient morts depuis si longtemps qu'il ne subsistait plus rien d'eux si ce n'est le monument pâle de ta propre chair. »
Parti dans le désert pour chercher l'aventure, il y trouvera l’horreur. Jean-Do meurt dans un attentat kamikaze où lui-même est blessé puis hospitalisé. « Tu étais parfois un petit enfant. Parfois un cadavre. Le tien. Celui de ton ami d'enfance.(...) D'ailleurs la plupart du temps, rien de tout cela ne te concerne. La douleur d'avoir perdu ton ami est posée là, comme un corps matériel que tu peux toucher, examiner, manipuler, et qui ne fait plus partie de toi. » Une fois remis à pied, privé de la fascination du sang et de « la joie immense soulevée par l'offrande miraculeuse du chaos », il décide de revenir à son point de départ dans son village natal, en quête d'une nouvelle innocence.
Mais au retour, le jeune homme ne retrouve rien. La seule image qui reste vivace est celle de Magali avec le souvenir de ses premières amours balbutiantes. Réinvestissant, réinventant cet amour oublié, il lui envoie une lettre enflammée et attend. « Ce n'est pas la guerre qui t'empêche de dormir. Ni les jambes brisées du petit garçon, ni la voiture piégée, ni le visage de Jean-Do. Rien ne vient hanter tes rêves(...) Tu as l'impression que chaque réveil t'arrache à la mort. Mais tu te trompes. (...) Tu ne dors pas parce que tu te demandes quelle est maintenant la vie de celle qui va recevoir ta lettre. »

La jeune femme, elle, n'est pas revenue au village depuis le divorce de ses parents et mène une brillante carrière. Elle assume les fonctions de chasseuse de têtes dans une entreprise où la performance et le chiffre sont la seule loi. Acceptant « toutes les règles, les règles visibles, les règles cachées » pour réussir, briffée par de nombreux séminaires de management collectif où après les discours de la direction « tout le monde applaudit à tout rompre. L'émotion se répand comme un gaz toxique » faisant siens les objectifs de l'entreprise. Elle n'en ressent pas moins quand, le soir, elle se retrouve chez elle, l'impression d'être « enfermée dans une vie si minuscule que toutes les issues par lesquelles je pourrais m'échapper de moi-même sont maintenant murées ». Peut-être alors, cette lettre inattendue au parfum d'enfance et d'amour pur et passionné lui apportera-t-elle déraisonnablement la lueur de rêve et d'espoir qui pourrait la raccrocher à la vie ?

Ces deux-là dont les chemins se sont entrecroisés un soir d'été et de désir près de la fontaine, qui se sont embarqués ensuite en des combats parallèles dans la même fuite en avant, se retrouvent aujourd'hui, pareillement, au bord du vide, démunis, avec le cœur en bandoulière et l'espoir en berne.

Un roman en prise direct avec le monde réel contemporain – attentat du 11 septembre, guerre en Irak, vie de l'entreprise dans le monde occidental – avec son cortège d'interrogations sur la vie, l'angoisse de la solitude dans la foule et la fuite dans le collectif qu'il soit militaire, professionnel ou familial, humiliant souvent ou destructeur plus sûrement encore.
L'originalité du livre réside dans le parallèle établi par l'auteur entre deux univers étrangers qui recèlent en leur sein la même violence : celui de la guerre avec sa folie meurtrière et celui de l'entreprise multinationale déshumanisée avec ses logiques de rentabilité immédiate. Ces deux visages d'un même monde sont ici incarnés par deux héros pareillement dépossédés de leur destin, sacrifiés sur l'autel de ces nouvelles divinités du monde moderne.
Ce livre, requiem quasi-mystique en hommage à l'humain disparu de ce monde à la dérive où la mort est présente de la première à la dernière page, se fait ainsi récit emblématique d'une certaine jeunesse perdue, découragée, dépersonnalisée.

Le récit sans chapitres, sans paragraphes sans pauses ni respirations, est porté par une structure ambitieuse, un rythme régulier et judicieusement ponctué.
En optant pour une narration à la deuxième personne, Jérôme Ferrari obtient une musique presque liturgique qui lui permet de s'adresser à la fois au personnage et au lecteur et de passer de façon compréhensible de lui à elle sans transition, en changeant simplement de pronom personnel.
Jérôme Ferrari, professeur de philosophie, utilise ici la fiction et le langage simple de la littérature pour aborder la notion de liberté, s'interroger sur la responsabilité de l'individu et sur l’existence et de la place d’un dieu quelle que soit la forme qu’on lui prête et le nom qu’on lui donne. A travers l’évocation du martyre du soufi Hussein Ibn Mansûr Al-Halla, il soutient qu’« en chaque homme résident un dieu et un animal », un côté lumineux et un côté sombre, comme en Dieu lui-même qui peut faire indifféremment preuve d’une grande mansuétude ou de la pire des cruautés.

Dans ce récit dense et exigeant à la construction originale et non linéaire, les différentes strates de la fiction donnent l'impression de naître les unes des autres hors de toute logique et les personnages "floutés", presque anonymes, semblent se cristalliser autour du vide et de l'absence. Cela pourrait a priori déstabiliser le lecteur et faire obstacle à toute tentative d'identification et à l'émotion mais par l'acuité de son regard et l'intensité de sa langue l'auteur parvient à nous lier différemment mais tout aussi sûrement à son texte.
Écrit dans une langue limpide et fluide, ce texte inhabituel semblable parfois à un long poème en prose, captive.
Un livre intelligent et singulier.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/08/09)    



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Editions Actes Sud

(Janvier 2009)
110 pages - 12 €









Jérôme Ferrari,
né en 1968, vit maintenant en Corse où il enseigne depuis 2007 après avoir été professeur de philosophie au lycée international d’Alger. "Un dieu un animal" est son
cinquième livre publié.