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Mansour EL SOUWAIM


Souvenirs d'un enfant des rues



Parmi tant de milliers d'enfants jetés dans les rue de Khartoum, voici Kasshi, de son prénom Adam. Paraplégique (il rampe pour se déplacer), il se retrouve confronté, à la mort de sa maman, aux difficultés de la vie quotidienne : la colle, la drogue, la mendicité sur les trottoirs, la vie sans maison, les dangers permanents dans un pays déchiré par une guerre civile meurtrière.

Mais c'est sans compter sur l'intelligence et la mémoire pour le moins étonnantes de ce jeune garçon : Kasshi va apprendre à jouer et endosser tous les rôles pour échapper à la misère. Se souvenant de l'enseignement du Coran de manière très précise, il associera religion aux sciences occultes pour devenir un prophète très consulté, dont les avis seront respectés ; il deviendra prince du désir de femmes parfois désespérées, puisque la nature lui a donné des attributs sexuels hors du commun...

Le jeune homme connaîtra aussi l'expérience de la prison, nommée par la propagande officielle le "camp des Héros de demain". Mais Kasshi ne se lamente jamais, ne désespère jamais, bien au contraire. Et il sait faire partager au lecteur nous communique son enthousiasme, son appétit de vie et d'optimisme, quitte à progresser en donnant, avec l'aide de Khalil, des consultations de voyance, grâce auxquelles les deux jeunes gens vont devenir célèbres.

La foule n'était pas dense, mais honorable pour un début. Je surgis de derrière la tenture bleue, loin là-haut sur mon balcon, dominant la scène à bonne distance. Bras droit tendu, un chapelet se balançant entre mes doigts. Mes lèvres esquissèrent un salut, et tous les yeux – des dizaines d'yeux – attentifs, aux aguets, convergèrent vers moi. Silence et suspense. J'embrassai du regard cette foule éblouie, émerveillé par la vision de mon être béni. Khalil s'approcha avec la déférence qui seyait à un disciple de la première heure, souffla dans le micro pour vérifier qu'il marchait, et se retira. J'entonnai d'abord quelques courtes sourates. Un murmure se propagea : "Fermez les yeux, concentrez-vous… Fermez les yeux, concentrez-vous…" Puis je récitai la sourate de la Vache dans sa totalité, celle d'Umram et du Fracas en projetant sur eux les accents éloquents et graves de ma voix profonde. Je continuai avec la prière des Djinns. La rumeur s'amplifia. "Concentrez-vous, plongez-vous en vous-mêmes, accrochez-vous à ces versets et ces prières, ne les laissez pas s'échapper… Ils sont la guérison, le salut et la plénitude…" […] Je poursuivis, et aperçus du haut de mon balcon les femmes des casernes dont le fard se brouillait dans le sillon des larmes. Suspendu entre ciel et terre, je déversai sur elles mon discours éclairé et thérapeutique, purgeant les esprits, épurant les âmes et purifiant les cœurs. Notre premier jour d'audience consacra à jamais mon image de respectabilité et de sainteté.

On le constate, ce récit ne manque ni d'humour, ni d'autodérision. En effet, le narrateur oppose à la violence du destin, à la cruauté de sa situation, sa bonne humeur, son imagination et sa débrouillardise. Ce récit à la première personne oscille donc entre l'autobiographie romanesque et le conte ; il rend surtout hommage au courage et à la volonté de vivre de ces enfants de Khartoum et offre, dans la bonne humeur et avec le sourire, une magnifique et touchante leçon d'optimisme et de solidarité.

Sylvie Legendre-Torcolacci 
(09/02/12)    



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Éditions Phébus

240 pages - 19 €


Traduit de l’arabe
(Soudan)
par France Meyer







Mansour El Souwaim,
né au Soudan en 1970, est journaliste, romancier et nouvelliste. Souvenirs d'un enfant des rues, son deuxième roman, publié à Khartoum en 2005, a reçu le plus prestigieux prix littéraire du Soudan (Al-Tayyib Saleh Prize).