L'histoire se passe dans une ville iranienne par un jour de pluie. Le Colonel
reclus dans sa vieille demeure vit seul avec ses souvenirs. Autrefois, grand admirateur
du "Kolonel", patriote légendaire historique, il était
soldat dans l'armée du Shah, a refusé de participer à la
campagne du Dhofar, s'est retrouvé emprisonné, libéré
au retour de France de Khomeyni mais renvoyé donc sans ressources. Sa femme
est morte de ses mains, punie pour conduite adultère et ses enfants l'ont
quitté pour s'engager chacun à sa façon et dans des camps
différents. "Il n'y a pas de place pour les atermoiements dans
le champ de l'histoire et de la révolution."
Aujourd'hui, le bilan s'avère douloureux : le nouveau régime
dépasse la brutalité du précédent, quant à
ses enfants, Mohammad-Taghi, membre des Fedayan populaires, est tombé
au cours de la révolution de 1979 ; Massoud-Kouchik est parti se battre
pour le régime actuel dans la guerre contre l'Irak et le père
ne sait s'il est mort ou vivant ; Amir, l'ainé, ancien étudiant
affilié au Parti communiste iranien emprisonné pour cela, hanté
par les atrocités dont il a été complice ou victime, vit
en clandestin dans la cave de la maison familiale. "La révolution
mange ses propres enfants."
Sa fille Farzâneh a épousé un bras armé de la répression
et c'est en cachette qu'elle vient visiter son frère pour tenter de l'empêcher
de sombrer dans la dépression ou la folie ; Parvâneh, la cadette,
déjà militante, a mystérieusement disparu il y a quelques
mois. Elle n'avait que quatorze ans à peine mais le père ne se
fait pas d'illusion sur son sort: Le pays est en guerre et celle-ci est "une
plante vénéneuse et carnivore" à laquelle on n'échappe
pas.
En ces temps d'obscurité et de barbarie, toutes les familles sont déchirées
et chacun se retrouve seul face à ses doutes ou gonflé de rage,
balloté par l'histoire et voué à son destin.
"On dit que Dieu tue les serviteurs qu'il aime [...] Notre pays, lui,
tue les enfants qui l'aiment le plus. Notre Iran est-il en train de se suicider
? [...] C'est une épouvantable tragédie ! Ils s'infiltrent sous
ta peau, parlent par ta bouche puis ils te tuent en ton propre nom. Au nom du
salut et du bonheur, ils t'anéantissent. Celui-ci rit, broyez-lui les
dents ! Dorénavant le rire sera compté pour une trahison. Désormais
c'est le règne du deuil et des lamentations. Tu es autorisé à
te lamenter sur ta servitude, et pour mieux dire sur ta bêtise et ton
abject asservissement; c'est une source inépuisable d'hilarité
pour les assoiffés de vengeance, qui n'en finissent pas de rire à
la barbe des naïfs qui se sacrifient pour eux."
Une nuit, des coups frappés violemment sur la porte d'entrée
réveillent le Colonel. Il se lève prêt à tout, au
pire surtout. Effectivement ce sont bien deux agents de la police politique
qui lui intiment de les suivre chez le procureur, sans explication. Ce n'est
qu'une fois sur place qu'il apprendra la mort de l'adolescente assortie de l'autorisation,
contre une somme d'argent, de récupérer le corps martyrisé
pour l'enterrer sur le champ, de façon discrète et sous surveillance...
Une épreuve pour le vieil homme usé : il doit passer prendre
le cadavre à la morgue puis filer au cimetière pour l'ensevelissement.
Mais comment faire sans pioche pour creuser, sans femme pour laver la défunte
ni linceul pour l'envelopper ? Il abandonne donc momentanément Parvâneh
aux deux gardes qui l'assistent pour courir dans la nuit trouver ce qui lui
manque. Vérifier aussi qu'Amir n'a pas été découvert
et l'avertir de l'enterrement clandestin de sa sur. Mais c'est seul avec
les outils et le drap, qu'il rejoindra les deux policiers dans le vieux cimetière
envahi de fantômes, pour effectuer sa tâche.
Trempé, épuisé, rongé de désespoir et de
culpabilité, plongé dans une confusion mentale nourrie de visions
et de terreurs, ce n'est qu'après une longue errance que le colonel retrouvera
le seuil de sa maison.
Alors s'enchaîneront le retour en héros de Massoud, dans un cercueil,
le suicide d'Amir, la folie en marche sans repos ni limite, dans la peur de
tous.
"Tout ce cauchemar est comme une immense fresque historique qui se déroule
en gris et noir sur fond de brume, de fumée et de pluie."
Le roman s'organise autour du monologue intérieur du personnage principal,
dans un effet permanent de balancement entre présent et passé.
C'est à travers ses questionnements sur les liens familiaux et sa propre
histoire, sous l'ombre tutélaire de Mohammad Taqi Khan Pesyan (1892-1921)
héros des courants nationalistes iraniens naissants que la vie quotidienne
en Iran, que la politique et le destin mouvementé de ce pays ravagé,
sont évoqués.
Alors que l'action ne porte que sur une seule journée, l'ensemble des
courants et des actions politiques qui ont traversé une période
historique d'une trentaine d'années, du renversement de Mohammad Hedayat
Mossadegh (1953) à la prise en main totale du territoire par les factions
khomeynites, se trouvent revisités à l'aune du désespoir
et de l'humain.
Le récit est dans sa forme fracturée, déstructuré,
pour faire écho à la fois au désordre politique et aux
défaillances et angoisses du personnage.
Il y a deux façons de lire cet épais et complexe roman.
Le lecteur passionné d'histoire ou de géopolitique et documenté
sur la révolution islamique trouvera là, saisissant toutes les
allusions aux événements politiques et historiques, une vision
intérieure riche et passionnante pour approfondir le sujet.
Mais le lecteur moyen – qui, comme moi, ne connaît de cette réalité
que les brèves informations diffusées ici et là dans les
médias – se perd vite dans la chronologie des événements
et la fresque des grandes figures. Alors, progressivement, il se positionne
autrement et envisage cette leçon d'histoire comme un tableau aux couleurs
violentes, celui des désordres politiques d'un pays miné par les
dissensions et les extrémismes de tout poil. C'est qu'il y a ici matière
à s'attacher au vieux colonel et à travers lui au cauchemar qu'il
a vécu à l'image de sa patrie. Lui qui, paralysé par le
doute et le respect n'a, sa vie durant, jamais osé transmettre quoi que
ce soit à ses enfants, transcrit ici magnifiquement cet état de
confusion, cette peur, cette haine, qui nourrissent l'oppression et les dérives
idéologiques de ce peuple martyrisé et, au nom de l'idéal,
broient l'individu.
Le roman, nourri des voix du Colonel et de son fils Amir entremêlées,
de leurs désespoirs et de leur compagnonnage avec la mort qui rode autour
et en eux, transfigure le récit historique en métaphore de l'horreur.
Une fable cruelle et poignante sur la guerre civile qui finit par les représenter
toutes et tend vers l'universalité.
Mahmoud Dowlatabadi, un des plus grands auteurs contemporains d'Iran, nous
offre là un livre dense et à l'apparence parfois confuse, qui
mérite amplement qu'on s'y accroche et qu'on se laisse emporter par son
flot.
Dominique Baillon-Lalande
(26/05/12)