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Boubacar Boris DIOP
"Les massacres du Rwanda ne datent pas de temps immémoriaux : les
premiers massacres ont commencé en 1959 et il n'y a jamais eu d'ethnies
au Rwanda. Rien ne séparait les Twa, les Hutu et les Tutsi. Alors qu'au
Zaïre il y a 225 langues, il n'y a jamais qu'une seule langue au Rwanda,
un seul dieu" explique l'auteur lors d'une interview radiophonique. Jessica et Cornelius sont deux amis d'enfance. Alors que Cornelius a quitté
le Rwanda pour le Burkina Faso où il "enseigne l'histoire au
pays des Hommes intègres", Jessica, restée à Kigali,
a décidé d'interrompre ses études à dix-huit ans
pour rejoindre le Front Patriotique Rwandais. Prise de conscience devant une
urgence historique qui l'amènera à jouer les agents de liaison
de la guérilla. Cornelius, spectateur lointain et impuissant des massacres, a tenté vainement d'alléger son sentiment de culpabilité avec un projet de pièce de théâtre sur le génocide. Il reviendra, quatre ans après les massacres, dans son pays avec Jessica pour l'accueillir. Celle-ci a la charge de lui révéler une lourde vérité : son père, le bon Docteur Karekesi, notable hutu respecté et modéré que son fils croyait assassiné alors qu'il tentait de défendre sa famille, serait en fait l'instigateur du massacre où périrent épouse et enfants avec un millier d'autres personnes, tous tutsis bien évidemment. Le bourreau se serait exilé ensuite et on le dit encore vivant. Aussi accablé qu'incrédule Cornelius quitte Kigali. "Il était stupéfiant pour Cornelius de constater que les événements de 1994 n'avaient laissé nulle part de trace visible. (...) Kigali ne sortait pas d'une guerre, il n'y avait pas eu de tirs d'obus, de bombardements aériens ou de fusillades de part et d'autre de quelque ruelle étroite. Les Interahamwe, qui voulaient de la viande vivante, avaient laissé les arbres tranquilles." Seul son oncle, le vieux Siméon, pourra lui permettre d'y voir clair, de vérifier les révélations de Jessica sur son père, de tenter d'en savoir plus pour, peut-être, comprendre... Une quête sur les traces de son passé familial qui l'entraîne dans un difficile voyage au bout de la nuit génocidaire, au cur de la tragédie rwandaise. Dès les premiers jours de la crise rwandaise, avec l'annonce de la mort de Juvénal Habirymana, on plonge. Face au bon père de famille Tutsi essayant de se convaincre que les voisins, malgré les appels au meurtre de la Radio des Mille Collines, n'oseront pas passer à l'acte, ou à la jeune fille fuyant un massacre en se réfugiant dans l'église se persuadant qu'ils ne peuvent pas faire cela s'ils savent que Dieu les voit, ou à Félicité Niyitegeka, l'héroïque religieuse hutu qui risque sa vie pour aider les Tutsi à fuir la mort certaine, Faustin Casana, le responsable de la milice interhamwe, que son père et sa sur observe d'un regard fier ou admiratif quand le silence insondable de la mère ressemble à une réprobation latente, dirige sans états d'âme les opérations de nettoyage avec d'autres jeunes fanatiques résolument convaincus de l'impossibilité, pour les Hutu et les Tutsi, de vivre ensemble. Rien n'est ici occulté de ces mois d'horreur absolue. A Murambi, quatre ans après le génocide de quarante-cinq à cinquante mille Tutsi, ce lieu de témoignage des atrocités avec ses ossements éparpillés, entassés, en décomposition, conserve son aspect tragique. "La forte odeur des cadavres prouvait que le génocide avait eu lieu seulement quatre ans plus tôt et non dans des temps très anciens. Au moment de périr sous les coups, les suppliciés avaient crié. Personne n'avait voulu les entendre. L'écho de ces cris devait se prolonger le plus longtemps possible." Mais l'ancienne école technique devenue centre de culte de la mémoire, est aussi celui du déchirement intérieur des survivants qui, s'ils tentent malgré tout de réapprendre doucement à vivre, se sentent parfois presque coupables d'avoir survécu. Et si "les morts de Murambi faisaient des rêves eux aussi, et que leur plus ardent désir était la résurrection des vivants." Cornelius profondément marqué par son voyage, renoncera finalement à son projet théâtral trop littéraire pour "dire inlassablement l'horreur. Avec des mots-machettes, des mots-gourdins, des mots hérissés de clous, des mots nus ( ) des mots couverts de sang et de merde." Construit comme une enquête, le roman expose avec sobriété les faits et les rouages du génocide rwandais, tissant les témoignages de victimes avec ceux des bourreaux ou celui d'un colonel français chargé de l'évacuation vers le Congo des responsables du génocide. L'histoire est souvent narrée à la première personne du singulier, mais ce "je" change à chaque chapitre. Des liens se nouent cependant entre les différents chapitres qui permettent au lecteur assommé par une telle barbarie de ne pas se perdre. Par la juxtaposition ou le croisement de ces différentes voix narratives dans l'espace d'un ou de plusieurs chapitres chacune, l'auteur entraîne les lecteurs dans un voyage intérieur à travers la conscience des différents acteurs du drame. Mais suivre les différents narrateurs ne suffit pas pour découvrir les racines du mal. Aucun Rwandais n'est à condamner, tueurs et victimes, tous sont finalement les jouets d'un même bourreau invisible non-identifié. Le parti-pris d'envisager et alterner tous les points de vue, d'éclater la chronologie, de ne livrer les divers témoignages que par fragments, permet de mieux illustrer la réalité chaotique d'un pays où chacun est enfermé dans la plus totale des solitudes, chacun dans la souffrance. Cela produit aussi un effet de déréalisation de la mort, perçue comme une fatalité par ceux dont elle fait partie du paysage quotidien. "Tant de scènes de cruauté au cur de la forêt, à force de s'abolir mutuellement, en viennent à s'inscrire dans notre imaginaire comme une nuisance anodine, voire naturelle. (...) Tout Africain a porté le fardeau des crimes sanglants de Mobutu ou d'Idi Amin Dada et a vécu leurs pitreries comme une humiliation personnelle. Tout cela finit par peser lourd dans la tête et l'amnésie, plus volontaire qu'on ne croit, relève plus de la stratégie de survie individuelle que de l'indifférence." Des techniques narratives et une structure très efficaces pour tenter
d'approcher au plus près la vérité complexe du génocide
à défaut de pouvoir vraiment le comprendre. En arrière-plan, le roman est aussi traversé par les propres questions de l'auteur quant à la place de la parole dans le travail de deuil et la possibilité d'écrire un récit du génocide. Le projet "Écrire par devoir de mémoire" invitait en 1998 dix écrivains africains au Rwanda pour des résidences d'écriture. Une expérience douloureuse et complexe. "De grâce n'écrivez pas de romans avec ce que nous avons vécu, rapportez fidèlement ce que nous vous avons raconté, il faut que le monde entier sache exactement ce qui s'est passé chez nous", s'entend supplier Boubacar Boris Diop par des rescapés. Alors l'auteur, après une longue hésitation, choisit pour sa restitution de respecter les témoignages collectés mais de les relier entre eux par un fil fictionnel. "La fiction, excellent moyen de contrer le projet génocidaire,
qui redonne une âme aux victimes et, si elle ne les ressuscite pas, elle
leur restitue au moins leur humanité en un rituel de deuil qui fait du
roman une stèle funéraire." Dominique Baillon-Lalande (05/05/11) |
Sommaire Lectures Editions Zulma 272 pages - 18 €
est disponible sur Wikipédia |
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