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Ça peut être vraiment magique un livre ! Comme le coquillage que
nous tendent ces mains de femme sur la couverture restitue le bruit de la mer,
le récit de La grande bleue nous immerge dans les années
"68", celles qui ont tout transformé.
Marie et Delphine seront d'un autre monde, elles le proclament : celles
des filles qui n'ont pas arrêté l'école
de ce monde
elles ne savent rien, sauf qu'il sera déraciné, déraciné
des villages d'où elles viennent
Mais c'est difficile de s'extirper de la glaise qui vous modèle. Delphine
décide d'aller gagner sa vie, comme son père, à l'usine
Rhodia à Besançon où elle va connaître avec l'injustice
et l'exploitation, la révolte et la solidarité. Marie se persuade que c'est par amour qu'elle fuit la maison d'enfance
où chaque soir le repas tourne au silence plombé par ce
frère aîné qui n'en revient pas de sa guerre en Algérie.
Elle aime Michel et se retrouve à vingt ans, mariée, mère
de deux enfants, solitaire : une vie en pièces détachées,
comme les jouets qui jonchent le sol du HLM qu'elle habite à Vesoul,
comme celles qu'elle empile sur son chariot dans l'usine Peugeot où tout
le monde finit par travailler. La vie entière sous le signe du lion
et si l'on n'est pas d'accord, mieux vaut partir, loin de Sochaux, Montbéliard,
Audincourt. Marie souffre de ne pas avoir tenu ses promesses. Elle sait qu'elle est flouée
: écrasée par ses grossesses non désirées, l'usine,
l'internement de son frère, sa solitude. Cependant, on va la voir, au
cours des douze chapitres que compte son histoire, douze années de la
vie d'une femme, de 1967 à 1978, comme une éponge, au départ
desséchée d'être si loin de la mer, de cette marée
humaine qui s'est levée dans ces années-là, s'imbiber petit
à petit de l'air ambiant, se transformer et gagner son indépendance.
Prise dans le maelström des grands bouleversements de cette décennie
que la narratrice mélange subtilement aux détails intimes du quotidien
de son héroïne, Marie devient petit à petit un "on"
collectif, notre mémoire. On n'a jamais été seule en fin de compte. On a toujours été
soudée aux autres, avançant avec elles, malgré tout ce
qu'on était d'impossible, une petite plouc qui rêvait d'une vie
à elle. Et c'est comme ça qu'on s'est dépassée
Voir Marie avancer nous rappelle, par petites touches, - on n'a jamais ouvert
la bouche
on est timide, on apprend pourtant à exister
on
se sent neuve, comme si l'on pouvait soudain décider de son destin
sur fond de Rolling Stones, yéyés et musique Pop - que nous
sommes fait(e)s de ces années-là et qu'elles nous ont grandi(e)s.
Chez Lip, Marie découvre qu'on peut être un ouvrier libre et fier
de son travail : c'est possible, on fabrique, on vend, on se paie. Et
c'est parce qu'ils ont fait grève et se sont battus, parce qu'ils ont
fait des rêves aussi, que Marie se retrouve dans les embouteillages de
la vallée du Rhône - le tunnel de Fourvière est en construction
- avec les Français les plus modestes, partis plus nombreux sur les routes,
en 2CV, en 4L, découvrir La grande bleue, le temps de vivre. Sans discours ronflant, juste parce qu'elle ne peut plus vivre l'oppression,
juste parce qu'elle est amoureuse d'un travailleur immigré et qu'elle
s'aperçoit que pour ça, il est payé comme elle, moins que
les hommes, juste parce que sa saison préférée, c'est l'été,
celle des vacances, Marie s'est éloignée de la rive et
rejoint le courant des luttes pour des conditions de travail décentes,
un salaire au moins égal à celui des hommes, plus de temps pour
rêver. Mais surtout pouvoir disposer de son propre corps ; ne plus être
cette proie que Marie sent qu'elle est au début du livre, dans la forêt,
poursuivi par cet ancien d'Algérie, lui aussi démoli, comme son
frère, par cette guerre, où des êtres humains ne sont pas
reconnus comme des égaux. C'est de cette liberté-là, Marie
le sent, faire l'amour quand on le veut et sans forcément procréer,
que découlent toutes les autres : être indépendante, gagner
sa vie, conduire sa voiture, porter des pantalons, fumer, avoir un amant, vivre
seule, se marier, divorcer. Non, décidément on n'est pas prêtes
à en finir avec Mai 68 ! Sylvie Lansade |
Sommaire Lectures Editions du Rouergue 208 pages - 18,80 €
Lire un entretien avec Nathalie Démoulin sur Terrafemina |
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