Léna, née en Sibérie d'un père russe et d'une mère
appartenant à une tribu esquimaude Nénètse, a été
sauvée in extremis à la mort de ses parents engloutis dans les
glaces lorsqu'elle était encore toute petite. Il semblerait que la mère,
fille de nomades chasseurs de rennes, avait de l'instruction et parlait russe
grâce à "l'école des traîneaux rouges de Lénine"
mais qu'elle avait gardé de son enfance dans la toundra un attachement
indéfectible pour ces "seigneurs de l'hiver" libres
et misérables, "russifiés, collectivisés [...]
enchaînés par une nature sans pitié". Dès
bébé, l'enfant, avait connu la neige, le froid et l'infinie blancheur
sans âme qui vive.
C'est une gamine silencieuse et sauvage que l'instituteur confie à Varvara,
parente éloignée, pour lui éviter l'internat. La bonne
et solide fille de paysans déshérités, mariée à
dix-huit ans et devenue veuve à la fin de la guerre avec deux petits
sur les bras, communiste sincèrement convaincue de la supériorité
du système, des bienfaits du collectif et de la solidarité, est
une forte femme généreuse qui l'accueillera sans sourciller.
Au début des années soixante, Dimitri, chercheur de la section
géologie de l'institut de Moscou exilé là avec un ordre
de mission permanent avec restriction de déplacement portant le cachet
de la sécurité d'État pour cause de déstalinisation
un peu trop virulente, se retrouve confié à la surveillance de
la fidèle camarade qui, depuis le départ de ses garçons,
avait une chambre non occupée dans sa modeste maison. L'occasion de chamailleries
récurrentes entre celle qui "représentait à elle
seule toutes les souffrances d'une génération qui avait construit
de ses mains, à un coût insensé, cet immense état
soviétique qui aujourd'hui était là, de guingois peut-être
mais debout, grâce à eux." et le "savant" dissident
"qui ne pouvait se résoudre à ce que certains des mots
qui avaient éclairé toute une génération fussent
devenus des coques creuses, ânonnés à longueur d'éditorial
ou lors des innombrables réunions qui encrassaient la vie quotidienne".
Un drôle de couple que cette vieille pomme ronde et ridée qui s'accrochait
à ses espoirs, "On est à moitié mort de faim mais
quelle importance, puisqu'on construisait le socialisme pour nos enfants"
et ce sac d'os taciturne, aussi naïf qu'exigeant. Mais auprès d'eux
l'orpheline comme hébétée, sans paroles et sans larmes,
trouve finalement la tendresse et la sécurité nécessaire.
L'homme que la gamine appelle affectueusement "Mitia" aime à
l'emmener en traîneau dans des excursions scientifiques au plus profond
des zones inhabitées pour plusieurs jours. Des heures intenses où
son corps semblait réapprendre à vivre et son esprit se réveiller.
Quand devenue jeune fille, Léna est partie au loin pour ses études,
Mitia, lui, est resté près de la vieille femme bavarde.
Léna il est vrai, leur écrit souvent. Elle s'est mariée
avec Vassia, un pilote de l'armée de l'air mais craignant l'agitation
de la base aérienne, elle a préféré rester dans
leur appartement communautaire. Du coup, sa vie est rythmée par les départs
et les courts séjours non planifiés de ce mari qu'elle aime passionnément
mais dont elle refuse obstinément de partager ce qu'il vit hors de leur
couple. Léna, comme la petite fille qu'elle était sur la banquise
devant l'immensité blanche, solitaire et imperturbable, assise sur une
chaise près de la fenêtre, le corps immobile et l'esprit en éveil,
met le temps en suspens et attend. Une existence faite d'attente, d'habitudes
et de répétitions, qui lui apporte une certaine stabilité.
Nous sommes à la fin des années quatre-vingt, et Vassia, nourri
de la grande épopée soviétique de l'espace dont Gagarine
fut le héros et qui reste l'immense fierté du peuple russe, ne
rêve que de poursuivre cette quête, ses traces. L'homme veut vivre
cette aventure pour devenir acteur de cette URSS mythique qui a bercé
son enfance mais aussi pour échapper au spectacle d'un empire en phase
d'effondrement. Pour être libre, parfois, il faut aller jusqu'aux étoiles.
Léna n'accepte pas qu'il puisse envisager de bouleverser leur vie pour
des chimères. Quand celui-ci sera sélectionné pour le nouveau
programme spatial, indifférente à la gloire que cela lui vaut
auprès du voisinage, elle s'affole, pressentant que plus rien ne sera
plus pareil désormais, que le compagnon solide qu'elle s'est choisi pour
ancrage face à sa difficulté de naître au monde va s'échapper
vers un ailleurs où elle ne pourra le rejoindre. "L'homme est
enchaîné à notre Mère la Terre humide, comme nous
l'appelons en russe. [...] Celui qui s'en arrache pour aller contempler sa beauté
nue est un banni. Il reviendra de ce voyage avec des yeux éteints, brûlés
par les couleurs qui n'existent que là-haut et les seize couchers de
soleil par jour. Il errera parmi nous habité de visions inaccessibles,
avec un cur mort que la nostalgie a empoisonné pour toujours. [...]
On me rendra une ombre. Que vais-je devenir ?"
La perestroïka, la glasnost, la démission de Gorbatchev, l'effondrement
de l'URSS et la faillite vont interrompre la conquête spatiale. S'ensuivra
pour Vassia un effritement semblable à celui que ce dégel produit
sur le pays. Mais de même que rien ne saurait arrêter l'Histoire
en marche, parce que "quand on n'a pas de mémoire en soi, et
pas de devenir devant, il faut bien inventer", à force "d'aller
droit devant, un pas après l'autre, en suivant la trace", le
couple atteindra les terres éloignées, brûlantes et ingrates
du Kamtchatka qui, comme les rivages de l'Ob pour Mitia, sauront les retenir
et leur donner force et équilibre.
À partir d'une histoire individuelle, celle de Léna, l'auteur
parvient à dessiner toute "l'âme russe", des paysans
dans leurs kolkhozes aux citadins entassés dans leurs appartements communautaires,
de ce peuple qui a cru en son avenir et aux lendemains qui chantent à
ceux qui plus tard sont confrontés aux signes précurseurs de l'écroulement
du rêve. Le roman navigue avec ses personnages sur cinquante ans d'Histoire
de l'URSS, de la révolution aux années de perestroïka, comme
un hommage au "passé oublié d'un très grand peuple"
qui malgré le magnifique élan de l'aventure spatiale au cur
de la guerre froide, malgré la détermination et les sacrifices
des millions d'êtres sur lesquels il a tenté de construire, s'est
égaré et a perdu la bataille. Intéressant aussi ce regard
sur les conséquences de cette dislocation : "La façon dont
ça s'est passé, la brutalité de l'effondrement d'un empire,
c'est une catastrophe économique, les pensions de retraite ont été
divisées par dix et pendant un moment les salaires des fonctionnaires
n'ont plus été payés. Il y a eu des millions de morts,
des morts économiques dont on ne parle pas et qui ne se voient pas. Puis
le système de santé s'est effondré, l'alcoolisme a grimpé
en flèche et le suicide aussi. En Russie c'est évident que ça
a été terrible, et l'Occident n'y a vu que la libération."
(interview de Virginie Deloffre) Ces propos prennent aujourd'hui devant l'effondrement
économique dont sont victimes régulièrement de nouveaux
pays, une résonance singulière.
Au-delà de son aspect historique, ce roman est aussi un formidable hymne
à la vie avec sa ronde de naissances (construction du pays, renaissance
de Léna ou Mitia, naissance de Lioubotchka) et de morts (Victor, parents
de Léna), mais aussi son histoire d'amour, ses luttes collectives ou
personnelles, le tourbillon des espoirs, des souffrances et des joies.
Autre réalité forte du texte, ces paysages hostiles et superbes
sous la neige, dont la rudesse aguerrit les êtres ou les broie mais qui
toujours semble habiter et porter ceux qui s'y arrêtent. Les descriptions
nombreuses faites par l'auteur restituent avec lyrisme et force le pouvoir d'envoûtement
et d'enracinement que dégagent de tels espaces et parviennent à
nous faire partager cette fascination que très certainement elle a ressentie
elle-même en les découvrant.
Mais, en contraste, les personnages sont eux pétris de terre et de feu.
Dotés de forts caractères, ils animent le roman avec sensibilité,
humanité, divisés en deux camps, ceux qui incarnent l'énergie
(Varia, Mita, Vassia) et ceux qui s'ancrent dans un espace bien défini
pour échapper aux perturbations du monde (Léna, Andreï).
Tous, au fil des mots, acquièrent une justesse et une épaisseur
qui leur donne une vraie place dans le récit.
Le style classique et fluide de la première partie évoque de
façon discrète les romans russes du XIXe, avec ses descriptions
et ses incises, en un mélange étonnant d'anachronisme et de virtuosité.
Chaque chapitre de cette partie commence par une les lettres où Léna
se confie à ses parents d'adoption puis les autres protagonistes se raccrochent
à ses paroles pour se dire, confronter leur différente vision
de ce pays glacé, réchauffé par leurs espoirs et leurs
passions. Ce choix dans la construction permet un dévoilement progressif
des personnages.
Dans la seconde partie du livre, avec le récit de la conquête spatiale,
le rythme s'accélère, l'écriture s'arrache à la
pesanteur, sublime la richesse documentaire avec lyrisme et chaleur, s'anime.
La troisième partie, enfin, brève et semblable à un épilogue,
comme un retour sur terre dans la réalité des choses et des êtres,
installe une certaine sérénité pour conclure avec une note
d'espoir semblable à l'émergence d'un printemps.
Un premier roman d'une maturité assez étonnante qui se déguste
lentement, au rythme de Léna, pour mieux en apprécier la richesse
et les subtilités.
Dominique Baillon-Lalande
(17/10/11)