Timothée Flandrin travaille à la Bibliothèque de l'Arsenal,
à Paris. Mais cet homme malingre doté d'une scoliose, d'arthrose
et d'une fibrose pulmonaire, banal, discret et grincheux, a un rapport bien particulier
avec les livres. Il a des comptes personnels et scolaires à régler
avec certains d'entre eux.
"Chaque jour il déclarait la mort à une fraction de la création
littéraire. [...] Pas pour des raisons idéologiques, non, pour quelques
babioles, pour des mauvais souvenirs de gosse, tous ces témoins de souffrance
en viager."
Si ce solitaire misanthrope, sans passion, n'aimant que "les îles,
la crème de marrons vanillée, la fellation lente par procuration,
les mauvais calembours, les journaux populaires du soir et les jeux radiophoniques",
est chichement logé dans une petite chambre sous les toits, il a "suffisamment
d'argent pour s'offrir les vins fins et les mignardises de fin d'après-midi,
quand bon lui semblait à la terrasse fleurie du Sully". Et si
"son brasero intime avait toujours manqué de charbons ardents",
il a, aujourd'hui, son compte de plaisir avec Draghixa, l'âme sur
qu'il retrouve sur l'écran du cinéma X qu'il fréquente tous
les week-ends.
Quand l'homme passe aux actes, sa première victime est L'Astrée
d'Honoré d'Urfé : "une année de gavage à
l'entonnoir passée à étudier cette bourrative pastorale
[...] au lycée Lakanal. [...] une épilation des neurones !"
"Timothée ne faisait que commencer ici sa série de livricides.
Il avait de l'imprimé sur la planche. Des rangées de volumes à
éradiquer."
André Malraux, "celui qui avait passé sa vie à
soigner son style mais ne l'avait jamais guéri", suivra de peu,
puis Proust, Yourcenar, cette "bonne matrone du Mont-Noir à la
langue si amidonnée que son petit linge de confort tient debout tout
seul", Hugo, Druon, Heredia, Cocteau, "resquilleur au portillon
de la modernité", Barrès, Radiguet, Jouhandeau, Morand,
Brasillach, "le pompeux Valéry", "Ionesco, qui
recopiait les méthodes Assimil à deux balles pour faire rire les
touristes de la Huchette", Anouilh, Salacrou, Musset, Rostand "d'une
santé si frêle que tous ses contemporains hésitaient à
ne pas lui trouver de talent", "Géraldy et ses tartouillages
mollassons", Green, Loti, Camus, Char, Mallarmé... et bien d'autres
encore.
Le bibliothécaire choisit ses ouvrages sur les rayonnages avec méthode
pour les déchiqueter en petit morceaux, les enterrer, les transpercer,
les calciner, les dépecer. Ensuite il les jette, non sans rituel, dans
une poubelle, un fourré, un chantier, ou les engloutit dans la Seine.
"On entendait déjà les badauds en haut du pont s'indigner
: qui veut noyer un livre l'accuse de tous les mots."
Les "maîtres" sont ainsi plus à l'aise sur les étagères
de la réserve. "Comme un gosse qui rêve de sauver quelques
jouets de sa chambre en flammes, Timothée avait constitué une
première liste de sauvegarde. Chaque jour l'inventaire des épargnés
se montrait plus dodu : Flaubert, bien sûr, Calet, Hardellet, Aymé,
Desnos, Allais, Artaud, Cendrars, Gadenne, Blondin, Reverdy, Poulaille, Guilloux,
Prévert, Calaferte, Gary, pas beaucoup de femmes..." Modiano
aussi.
Par ailleurs, "Timothée gardait une certaine affection pour les
livres qui n'avaient pas besoin de public. Ceux qui évitaient les pièges
de la démagogie, les belles phrases à la frime pour douairières
emperlousées du Rotary-club et le confondant happy-end où le grand
amour rime avec éternel retour. Il préférait à tout
prendre les livres qui relevaient du véritable suicide littéraire.
De la part de l'auteur mais aussi de son éditeur et de son distributeur,
tous coupables alors de délit d'initié." Et il "se
montrait bon prince avec le flux des immigrants. Il ne s'en prenait pas à
la littérature étrangère, ce n'était pas sa langue.
Ce n'était pas son affaire."
Quand le tueur en série hésite, il relègue les titres dans
un purgatoire personnel singulier.
Un labeur harassant et interminable qui occupe tout entier jusqu'aux dernières
marges celui qui dans les dernières pages avoue que "vivre n'a
jamais été son fort."
Si l'idée originelle de ces divagations maniaques, le tueur en série
des Lettres, est une belle trouvaille, elle s'étiole vite au profit de
la littérature elle-même. De celle qui remplit tout une vie, avec
liberté et passion. Patrice Delbourg, complice des "Papous dans
la tête" sur France Culture, règle ses comptes avec humour
et cruauté avec le monde du livre (le passage sur les salons du livre
et les femmes d'auteurs constitue un tableau haut en couleur et méchant
à souhait), prend plaisir à déboulonner avec causticité
les icônes du prêt à penser littéraire. Il nous introduit
aussi, en contre-pied, avec un mélange de déférence et
de gourmandise, dans son panthéon personnel.
En filigrane, on pourrait aussi entrevoir ici les interrogations d'un homme
désenchanté qui n'a jamais su, pu, franchir complètement
la frontière du réel, privilégiant au sexe sa représentation,
hésitant entre plaisirs des sens, rites et fantasmes, oscillant entre
vie et littérature.
Timothée pourrait n'être que le porte-parole de l'auteur lui-même,
ses impertinences n'être que le travestissement pudique autorisant ses
confidences. Le style est brillant, l'auteur enrage et s'amuse, avec excès
toujours mais avec élégance.
Il fait de cette promenade à travers plusieurs siècles de littérature,
assaisonnée d'une vraie jubilation du verbe et de la formule, un parcours
érudit, plein de saveurs et de caractère, fort en bouche et plaisant
à l'esprit, dans lequel nous le suivons avec bonheur. A déguster
avec lenteur.
Dominique Baillon-Lalande
(17/09/12)