Patrick DECLERCK

Socrate dans la nuit



« Je suis mort le 5 août 2005, à 8h47 exactement. Je le sais parce que j’ai regardé ma montre. J’étais dans mon lit. Mon chien, de toute sa longueur, était allongé contre mon côté droit. Les chiens aiment dormir dans la chaleur tendre de ceux qui les aiment. Ça les rassure. C’est toujours un peu inquiet, un vivant. » Cette déclaration liminaire, qui ouvre le premier roman de Patrick Declerck, annonce la tonalité de ce qui va suivre. Après cette "expérience" initiale de la mort, le narrateur Cornélius Van Zandt, écrivain d’une cinquantaine d’années, apprend qu’il est atteint d’une tumeur cérébrale inopérable et fatale à plus ou moins court terme. Il décide alors d’écrire son dernier livre, pour faire le bilan d’une vie placée sous le signe de « l’ontologique imbécillité du monde ».

La noirceur absolue de son pessimisme et de sa misanthropie s’exprime dans une écriture qui évoque Céline, avec ses paragraphes composés de phrases brèves, parfois réduites à un seul mot, et entrecoupées de points de suspension. On y trouve le même goût de l’invective, la même crudité du vocabulaire. Avec une férocité jubilatoire, Cornélius n’épargne rien, ni le couple qu’il forme avec sa femme – « Ce sont les restes de l’amour, douteux comme le sont toujours les reliefs des repas : un restant de vin collé au fond des verres, des morceaux de viande noircie, des traces de sauce brunâtres figées au fond des assiettes… » – ni surtout « l’intérêt mendiant, aveugle et imbécile de l’espèce », qui nous pousse à la perpétuer absurdement. Aussi, transgressant tous les tabous, n’hésite-t-il pas à fustiger bébés et femmes enceintes : « La grossesse, à ces dindes, leur met enfin du plomb au cul. » « Quelle horreur que les bébés ! Et quelle banalité ! Il faut bien toute la bêtise immense, majestueuse et fière d’une mère pour les supporter plus de quelques instants. » Les chrétiens sont des « charognards masticateurs de dieux crevés », des « fins gourmets de l’ordure avariée. » Cornélius quant à lui se voit comme un « escroc fuyant, prestidigitateur, menteur invétéré aux femmes, enfants, maîtresses, lecteurs, journalistes, éditeurs… » Il est aussi « un hypocondriaque comblé », étant entendu qu’ « un hypocondriaque est quelqu’un qui, un jour ou l’autre, finit toujours par avoir raison. »

A intervalles réguliers, Cornélius évoque Socrate, le sage par excellence, pendant la nuit qui précède immédiatement l’absorption de la ciguë. Mais il repeint la figure du philosophe à ses couleurs, lui prêtant le cynisme et l’amertume du Richard III de Shakespeare. Pas plus que lui, Socrate n’a aimé les hommes. « Tu es coupable, lui dit-il. Coupable de corrompre. De ronger comme un rat, ô pourchasseur de rats et rat toi-même. De saper, de galerie en galerie, les fondations de ce monde et de tous les autres… Coupable de générale démolition. Et de l’ivresse de détruire… Ironie ? Irrespect ? Impertinence ? Enfantillages ! Ta vérité, Socrate ? Coupable ! Coupable et colporteur de néant. »

Sur cet océan nauséeux où la vie de Cornélius a fait naufrage, surnagent pourtant quelques bribes, non pas d’espoir, mais de douceur : la tendresse que lui inspire sa fille, dont il n’a pas désiré la naissance et qui ne lui parle plus, mais à qui il destine le livre qu’il est en train d’écrire ; le souvenir d’un tout premier amour ; de la compassion pour les vivants les plus humbles, victimes de « l’horreur tranquille, banale, sans excuse, et sans rédemption du monde », comme cette souris blessée par le chat de ses amis dont il imagine « l’épouvante blanche et absolue » ; la présence de son chien, témoin de son intuition initiale : « C’est tout un monde, ce chien. Un petit bout de conscience… De conscience bien imparfaite, je veux bien, mais oh dis ! T’as vu la tienne, t’as vu la mienne ?... Un petit bout de conscience qui tout entier et sans réserve s’est un jour donné à nous. […] Mon chien est le meilleur de moi-même. Toute la décence qui me reste. La limite infranchissable à mon ordurerie. Ma rédemption dernière… »

Socrate dans la nuit est un livre dont la lecture ne laisse pas intact, un breuvage amer et fort.

Sylvie Huguet 
(28/04/08)    



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Lectures









Editions Gallimard
243 pages
17,50 €




Patrick Declerck
,
né à Bruxelles en 1953,
est anthropologue, psychanalyste et philosophe.
Il est l'auteur d'un essai consacré aux clochards de Paris, Les naufragés (Plon, "Terre Humaine", 2001 et Pocket), de nouvelles, Garanti sans moraline (Flammarion, 2004), et d'un pamphlet sur la clochardisation, Le sang nouveau est arrivé (Gallimard, 2005 et Folio).