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Mercedes DEAMBROSIS

De naissance



Au domaine, le colonel Hughes-Marie de Courcière, seigneur des lieux marié avec Constance de la Courtille qu'il aime à sa façon et respecte, est un homme impulsif. Il va parfois assouvir ses désirs de mâle dans les chambres des domestiques, sous les toits. L’aide-cuisinière nouvellement embauchée, jeune et appétissante, bénéficiera ainsi des honneurs du maître dès son arrivée. Une histoire classique, acceptée de tous, sans importance. Mais pas sans conséquences cette fois.
« Lorsque, grosse de cinq mois, Calmette Revray sentit l'enfant bouger en elle, terrassée par la honte et le désespoir, elle prit l'unique décision permise par sa condition. » : se jeter dans les eaux glaciales des gorges de l'Aubrun pour, avec le petit, retrouver « le Seigneur et ses anges ».
Mais c'était sans compter sur le hasard et la saison de la chasse. Elle sera sauvée, ramenée dans la propriété et veillée pendant plusieurs mois par la maîtresse des lieux.

La respectable épouse qui a le ventre aride construit alors pour la jeune femme et son futur bébé une prison dorée, dans le confort, la sécurité et l'isolement. L'enfant de la honte pour sa génitrice s'avère pour Constance la chance inespérée d'offrir à son mari la descendance qui convient. Monsieur reconnaîtra le fruit de ses ébats comme celui du couple légitime. Le médecin obéira à la loi du silence devant les puissants et l'État civil enregistrera la naissance sans se poser de question. Madame qui a passé ces derniers mois en préparatifs fiévreux nage dans le bonheur. Calmette, consciente que « désormais marquée par le seau du péché mortel, sa vie toujours lui échapperait » souffre en silence, se réjouit pour sa petite et... n'osera jamais parler.

On prit prétexte des restrictions dues à la guerre pour se séparer, avec gages et lettres de recommandation, de la quasi-intégralité du personnel. L'aide-cuisinière, elle, est promue nourrice officielle de l'enfant et se verra offrir en dédommagement de sa bonne volonté, une maisonnette avec jardinet et un domestique pour mari. La chance lui sourit, celui-ci est un homme bon. Une fois le secret bien enfoui, les heureux parents auront le champ libre pour donner à celle que le colonel a décidé de nommer Madeleine "comme sa mère", une éducation digne de son rang. La vie suit son cours, les hommes partent à la guerre et l'enfant adulée et gâtée grandit en toute inconscience de ses origines.

Mais « la guerre, la grande, celle qui devait durer une semaine, un mois, dont les hommes reviendraient couverts de fleurs et de gloire, s'étira avec son cortège de morts, étonnés, étripés, gazés, ensevelis dans les terres de France. »
Le nom du mari de Calmette fut un des premiers inscrits sur le monument aux morts.
Hughes-Marie, « blessé à la tête légèrement, à la jambe cruellement, sans doute gazé et profondément affecté par la mort de son cheval déchiqueté à quelques pas de lui par un obus » est revenu habité par une humeur taciturne persistante.
Dés lors, « leur univers avait changé. Disparue la légèreté d’esprit, la frontière bien établie entre les classes sociales et cet avenir clair, sans encombres. »

Heureusement que l'héritière, en pension à l'année chez les dominicaines pour parfaire son éducation et en vacances avec sa mère sous des ciels plus cléments en bonne société, ne s'attarde jamais longtemps aux Coursières. La fillette capricieuse s'agace, quand elle revient, du regard constamment posée sur elle et de l'affection trop pressante de son ex-nourrice. L'annonce d'un drame.

Le temps s'écoule à la propriété dans un climat lourd, violent parfois. Monsieur et madame ont dû réduire leurs relations sociales et leur train de vie depuis que le colonel (devenu général) est régulièrement atteint de crises de démence soignées au Val-de-Grâce.
La jeune fille, rapidement mariée à un jeune militaire de son rang et installée en ville, espace de plus en plus ses visites.
« Ses parents en conçurent une vive souffrance, jalousement dissimulée par l'un et par l'autre, tous deux sachant parfaitement la raison de cet éloignement.
Calmette aussi souffrait et attendait mais, comme elle avait toujours attendu et que la vie n'avait point l'habitude de répondre à ses désirs, la résignation étayait une tristesse devenue coutumière. 
» Le mensonge demeure, longtemps, pesant, et le feu couve sous le silence. Un souffle suffira à tout embraser.

Cette réalité nous paraît bien éloignée de la nôtre et un peu caricaturale mais, derrière cette société cloisonnée à l'extrême, avec le monde en voie de décomposition des châtelains face à celui à peine sorti de l'esclavage de leur domesticité, se profile en filigrane une logique plus contemporaine de lutte de classes.

Dans ce tableau également, si présente à cette époque où les convenances et les règles pesaient lourd face aux destins individuels, est mise en lumière la soumission silencieuse imposée aux femmes de tous milieux.
Un terrain fertile pour que le poids du secret et les horreurs de la guerre minent chacun des protagonistes profondément et pareillement. Au final, il ne reste plus au havre domanial qu'à compter ses morts, en écho à ceux qui ont jonché les champs de bataille.
Avec une charge sans ambiguïté contre l'hypocrisie sous toutes ses formes et la religion, Mercedes Deambrosis, en ancrant son histoire dans un passé où tout se jouait et se décidait à la naissance, aborde aussi, au-delà de ce contexte même, les problématiques de la liberté et de l'auto-détermination.

Une nouvelle bien équilibrée entre dialogues et narratifs comme le demande le cahier des charges de cette nouvelle collection qui choisit le format court ouvert à l'adaptation audiovisuelle.
Le rythme est vif. La construction rigoureuse et efficace. Le style parfaitement maîtrisé.
L'auteur en dosant judicieusement l'ironie et la violence du verbe parvient à fissurer l'apparente harmonie familiale et sociale qui donne à la vie au domaine un caractère lisse et présupposé immuable pour révéler les démons qui s'y cachent et brulent les âmes.
Un texte qui conjugue habilement glace et feu et s'avère être bien autre chose que la chronique a priori datée qu'il l'habille. Bref, sans conteste, une réussite.

Dominique Baillon-Lalande 
(15/04/10)   



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Éditions du Moteur

56 pages - 10 €






Mercedes Deambrosis








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