Le commencement de Cronos évoque le récit d'une dystopie. L'auteur énumère les obligations et les défenses qui régissent la société de Zaroffcity, plante le décor de la dictature : « Plus que Zaroff, lequel se fait appeler le Grand Guide, c'est le ministre de l'Intérieur et de la Justice, Karaci, qui suscite l'effroi. Il se chuchote que ces méthodes d'inquisition sont monstrueuses, que rien d'inhumain ne lui est étranger. Mais les malavisés qui se répandent en bavardages sur les méthodes de Karaci sont vite muselés : la langue coupée, les plus chanceux se ratatinent au fond d'une geôle, tandis que les autres finissent au bout d'une corde après avoir macéré dans la pénitence. »

A la fin du premier chapitre, on a l'impression que tout est dit. Pourtant, Linda Lê continue à décrire les exactions, le passéisme des habitants devenus lâches, les révoltes avortées. Dans ces ténèbres, les mots valent autant pour leur sens que pour leurs sonorités heurtées : « Efflanqué, dénutri, il s'animalise, boulotte tout ce qui est comestible, fume des mégots ramassés sur le trottoir, s'épouille une fois qu'il a l'estomac rempli. »

Elle laisse la parole au tortionnaire et dissèque la déchéance humaine avec une précision clinique. Mais son récit est aussi un tombeau pour les disparus anonymes sacrifiés à la barbarie, à l'image de Vérona, accusée de propagande alors qu'elle ne sait même pas lire.

Entre ces passages, se fait entendre la voix d'Una, devenue l'épouse du ministre pour sauver son père, ancien scientifique de renommée. Elle s'exprime à travers des lettres qu'elle envoie à Andreas, son ami exilé. Cette correspondance, qu'on attend impatiemment au fil de l'histoire, redonne corps à ce monde désincarné et c'est à travers l'édification de cette figure tragique que Linda Lê parvient à ouvrir une brèche dans la noirceur de son récit.

A la fois ode funèbre, tragédie, récit froid et sans complaisance, son livre explore les mécanismes de la dictature et invite à s'interroger sur la notion d'engagement.

Enora Bayec 
(11/09/10)