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Silvestre Vitalício, inconsolable depuis la disparition de sa femme Aminha, décide d'emmener ses fils hors du monde et du temps, au fin fond du Mozambique,
dans une zone désertée, une réserve de chasse oubliée,
à la nature vierge, envoûtante et terrifiante. Il a même changé
les noms de chacun pour effacer toute trace du passé et tente de faire
croire à ses fils qu'ils sont les seuls survivants de la fin du monde.
C'est une tyrannie sans appel que l'homme exerce sur Mwanito, onze ans, et
Ntunzi, son frère ainé, depuis plus de huit ans. Dans "cette
terre-là où Jésus devrait se décrucifier"
nommée Jésusalem parce que "Jésus redescendra du
ciel pour se faire pardonner de tout le mal qu'il a fait subir aux hommes",
il gère la communauté avec des règles rigides issues d'une
morale toute personnelle, empreinte de rancur, de peur et de haine. Les
deux garçons, eux, s'ennuient dans un no man's land où livres,
prières, chants ou jeux sont pareillement interdits. L'évocation
du monde extérieur, des souvenirs de la mère qui "a perdu
la vie, après s'être perdue", des femmes en général,
est pareillement taboue et se trouve sévèrement punie. "Toutes
des putes" comme aime à dire Silvestre avec colère, préférant
satisfaire sa libido avec Jezibela, l'ânesse des lieux. Mais Ntunzi, qui se souvient du temps de son enfance auprès de sa mère
et de sa disparition trouble et brutale, est en perpétuelle révolte
contre les mensonges de Silvestre, sa folie dévastatrice et son autorité
brutale. Mwanito, lui, a pour don le silence : "Je suis né pour me taire.
Le silence est mon unique vocation. C'est mon père qui m'a expliqué
: j'ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences.
J'écris bien silences au pluriel. Oui, car il n'est pas de silence unique.
Et chaque silence est une musique à l'état de gestation."
Cela lui vaut une relation privilégiée avec le père pour
lequel ce silence est l'unique remède contre l'angoisse et la culpabilité
qui le ronge avant et pendant la nuit. À ce trio familial s'ajoute Zacaria, ancien mercenaire tourmenté
qui arbore avec fierté les balles restées figées dans son
corps. "Zacaria Kalash ne se souvenait pas de la guerre. Mais la guerre
se souvenait de lui. [
]Le souvenir des explosions le bouleversait. Le
grondement des nuages n'était pas un bruit : c'étaient d'anciennes
blessures ravivées. On oublie les balles, pas la guerre." "Aussi
grand que soit le peloton, le soldat vit toujours seul. Mourant en collectivité,
enseveli dans une fosse commune : dans un cadavre commun. Mais ne vivant que
dans la solitude." Le père, dans une relation ambiguë et
torturée dont on ne connaîtra la vraie nature qu'à la fin
du roman, l'a choisi pour assister la famille et assurer l'intendance. Il initie
les gamins à la chasse, leur assure une protection discrète et
tente d'éviter le pire. Reste l'oncle Aproximado, seul lien avec l'extérieur, venu régulièrement
apporter la nourriture et les biens de première nécessité
indispensables à leur survie. Mais un jour, une femme blanche, Marta, vient s'installer à la lisière
du terrain dans une maison abandonnée. C'est Aproximado qui l'a amenée,
contre argent frais et promesse de discrétion totale, à cet endroit
où elle compte photographier des hérons. Derrière cet habillage
officiel on apprend vite que cette femme trompée et abandonnée,
est venue du Portugal pour traquer les traces de Marcelo, son amour perdu. Ntunzi
la dévore des yeux, le "berger des silences" se love
dans sa tendresse maternelle, Silvestre fulmine et tremble. Le huis clos paranoïaque
s'en trouve fragilisé au point d'exploser. L'auteur, biologiste des zones côtières du Mozambique, a étudié
de près les conditions de vie en milieu fermé, ce qu'il transpose
dans cette étrange réserve où l'urgence et la violence,
l'appauvrissement, le rejet et la misère font loi. L'enfermement, la
révolte larvée et la fuite impossible dont rêve Ntunzi,
font partie du même registre. En cela, le territoire de Jésusalem,
sous la férule de Silvestre, ne déroge pas à la règle.
Tous les personnages sans exception gravitent autour d'une absence, d'un vide,
d'un silence, d'une souffrance. Le réalisme est ici relégué aux oubliettes. C'est de
symboles, de délire, d'images, que se nourrit ce conte oppressant contre
la tyrannie, cette fable fantastique venue couvrir le fracas de la guerre, "parce
qu'une bonne histoire est une arme plus puissante qu'un fusil ou un couteau".
Le décor entre jungle originelle et terre d'apocalypse est un écrin
idéal pour cette allégorie de l'Ancien Testament où Silvestre,
tel Noé a embarqué sa famille loin de la société
pour la sauver, où Martha pourrait incarner une Ève qui bouscule
l'équilibre fragile de cet univers qui ne tient qu'à la folie
du patriarche, à son inflexible détermination, pour produire rupture
et salutaire chaos. La langue pleine d'invention, de couleurs, intense mais qui sait se faire
ironique, donne corps à cette pelote de mensonges et de peurs, cette
jungle de sentiments extrêmes, ce territoire ravagé par des décennies
de guerre. Les expressions parfois énigmatiques, parfois poétiques,
frappent fort : "Il dormait comme la poule sauvage. Sur la branche de
l'arbre par peur du sol. Mais sur les branches les plus basses par crainte de
tomber." "Ce n'est pas en lui tenant les ailes qu'on aide un oiseau
à voler. L'oiseau vole simplement parce qu'on l'a laissé être
oiseau." "Laissons des fleurs sur ce trottoir pour nettoyer le sang,
des fleurs pour laver la honte." On y retrouve avec bonheur les ingrédients de ce réalisme magique
puissant et séduisant qui conjugue merveilleusement combat politique,
réalité sociale dans toute sa dureté et magie du merveilleux,
de façon flamboyante et fascinante. Au détour d'une phrase ou
d'une autre se devinent les combats anticolonialistes de Mia Couto, sa détresse
de voir son pays, l'un des plus pauvres du monde, décapité par
les guerres civiles et la violence, et ses espoirs de le voir un jour retrouver
son équilibre en harmonie avec ses racines. Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Métailié 240 pages - 19 € Métailié Poche 240 pages - 10 € Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues
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