Christian COTTET-EMARD

Le club des pantouflards


Un personnage dans le brouillard : Effron Nuvem

Certains personnages de roman invitent plus que d’autres à s’arrêter sur les difficultés qu’ont la matière et la forme, depuis toujours, à consommer leurs épousailles. L’un est sans qualités, chez Musil, l’autre métamorphosé, chez Kafka, ou planté sur le seuil du vouloir comme Bartleby de Melville (dont Enrique Vila-Matas nous a offert un si passionnant éclairage littéraire dans Bartleby et Compagnie), ou franchement aboulique chez Bove. L’informe toujours les menace. De ce point de vue, la conscience, en ces figures fictives, semble n’être que pâte molle, sinon à modeler, encore et toujours. Il faut donc, dirait Camus, voir Sisyphe heureux. Heureux parce que le bonheur est dans la liberté offerte de maintenir en forme, par la volonté, la matière qui roule de toute part. Et ici la matière, c’est bien sûr la pensée. Aussi bien que le corps, l’existence, l’avenir, l’histoire, bref, la mise en œuvre de soi par soi, sans cesse exposée à l’absurde.

Toutefois, jamais matière ne va sans forme ; ladite première porte en elle, déjà, un devenir possible. Le minerai, tiré d’une belle colline, se soumet au dessein de l’artisan, et le bois, délogé de l’arbre, donne une flûte. Et l’esprit ? Et le corps ? Et l’homme ? Certains écrivains explorent leur formation, déformation, malformation. De la matière première au “produit” fini ou, au contraire, de l’homme achevé à l’autre qu’il porte en lui, tel Jekyll accouchant de Hyde, quelle malléabilité ! Quelles figures de styles bien différents ! Car, finalement, c’est la littérature qui est en jeu et, par elle, l’affrontement entre ce qui lui échappe et ce qu’elle saisit de manière fugace et relative, moments de vie, coups de feu du destin, propositions de sens, délires.

Le (faux) polar de Christian Cottet-Emard, Le club des pantouflards, entre dans ce registre. La contrainte de la collection est simple : le récit, type “polar”, doit se situer dans une ville, ici Vaise. Mais le court roman de Cottet-Emard est ironique dans le sens où, s’il y a bien meurtre et machination, ambiance noire et malaise, et bien d’autres ingrédients du genre, la façon dont il les accommode les détourne vers une tout autre entreprise. Il y va de la poésie, de l’écriture en général, du danger de voir les mots et les êtres broyés par la machine sociale et économique, les puissances souterraines qui tirent les fils des marionnettes que nous sommes. La teinte kafkaïenne est marquée, bureaux de banque, salles de réunion, gardien, convocation, dossiers, huissier, archives, conspiration, notables. Des ampoules de 40 et même 25 watts tiennent lieu de soleil au fond de cette caverne platonicienne à plus d’un titre, la brume est celle des énormes cigares ventrus autant que du brouillard, le silence est blanc, de neige. Et puis il y a des cartes, de crédit, d’identité, de membre d’association sportive, de club, des cartes pour toute réponse à la question “to be or not to be”, auxquelles tient la destinée de ceux qui y ont droit, âmes mortes à la Gogol, à qui ce droit peut être retiré du jour au lendemain. Tout dépend de qui a le jeu en main.

Effron Nuvem, “homme des brouillards” selon son créateur, antihéros, est un “chomdu”, chômeur de longue durée. Tel est l’informe, socialement. Or, l’occasion lui est donnée de retrouver une sorte de normalité par la rencontre d’un membre du mystérieux Club des Pantouflards, société secrète aux ramifications politiques et économiques vite lisibles. Et, humour oblige, Effron Nuvem (plein d’effroi par son prénom, flottant comme un nuage par son nom portugais), être brumeux (matière première : la vapeur qui épouse toute forme au gré des sautes de vent) dont l’apparition est d’emblée vouée à l’évaporation, se voit confier la tâche de faire fonctionner un broyeur de dossiers, papiers administratifs, lettres, etc., qui viennent des services municipaux et encombrent les bureaux, amoncellement à l'opposé de la bibliothèque infinie de Borges, en somme. Quoi de mieux pour dire la place réservée à celui qui, au fond de l’entonnoir social, doit en faire disparaître les déchets, autant dire parachever sa propre éviction de ce qu’il est convenu d’appeler le tissu social ?

Le destin d’Effron Nuvem, passé au crible des neuf cercles de l’Enfer de Dante et des Aztèques, le fait se tenir entre vie et mort, ni vivant ni mort, alternativement mort-vivant et vivant-déjà-mort dansant sur le fil d’une existence éreintée. Cottet-Emard nous livre ainsi “la chronique gueule de bois de l’après Trente Glorieuses” qui “s’y entend à contaminer le moral de nos belles provinces à grandes lampées de friches industrielles et de régression sociale”, dit-il (cf sur son blog, http://cottetemard.hautetfort.com, une note intitulée "Avec le bonjour d’Effron Nuvem"). De ce point de vue, l’énigmatique engin noir à chenilles garé sur la grand-place, sorte de puissance monstrueuse à laquelle fait écho le broyeur à l’autre bout de la chaîne de l’esclavage, tout cet univers technique, mécanique, d’une délirante rationalité qui dilacère corps et âmes, n’est pas sans lien littéraire avec la machine de La Colonie pénitentiaire de Kafka.

La prose de Cottet-Emard, d’une étrangeté poétique, se lit avec un vif plaisir et un intérêt soutenu, jusqu’au bout. Au bout de quoi ? Ceci est une autre histoire… Le papier se broie cul sec, comme le petit noir du matin. Oui, décidément, Effron Nuvem a bien des choses à nous apprendre, sur nous-mêmes, sans sucre.

Jean-Jacques Marimbert 
(14/11/06)    



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Noir & polar







Editions Nykta
Collection "Petite nuit"
74 pages, 5 €


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