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Philippe CLAUDEL

Le rapport de Brodeck


La première phrase donne le ton : « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien. »
Brodeck est arrivé au village jamais nommé, quelque part à l'est, dans une vieille charrette tirée par Fedorine, femme cabossée fuyant le cœur de l'Europe. Il avait quatre ans et elle avait ramassé au bord du chemin ce seul survivant d'un village en flammes. Leur voyage s'est arrêté là.

En grandissant, le jeune homme s'avère bon élève. La collectivité l'envoie donc faire des études à la ville voisine pour assurer ensuite les tâches administratives de tous. Un exemple d'intégration au village parfaitement réussie. Mais les temps changent et nécessité fait loi. Quand les occupants de guerre exigent de la population qu'elle livre, pour sa sécurité et en gage de sa docilité, les étrangers de race impure, c'est lui, la pièce rapportée, qui est désigné.

Pour Brodeck alors, tout bascule. « On m'a amené, comme des milliers de gens, parce que nous avions des noms, des visages ou des croyances qui n'étaient pas comme ceux des autres. On m'a enfermé au loin, dans un lieu où toute humanité s'était retirée et où ne demeuraient plus que des bêtes sans conscience qui avaient pris l'apparence des hommes. » Situation extrême où une partie de l'humanité décide d'exterminer l'autre.

«  La mort n'est jamais difficile. Elle ne réclame ni héros ni esclave. Elle mange ce qu'on lui donne. » Quand Brodeck, miraculeusement, rentre du camp vivant, il fallut rayer son nom inscrit déjà sur le monument aux morts. C'est à sa servilité de chien et au souvenir de sa fiancé Emalia qui pas un instant ne l'a quitté, qu'il doit sa survie. A son retour, Fedorine – qui s'est en son absence occupée d'Emalia, fantôme muet et muré depuis son viol par les soldats, et de la petite Poupchette née peu après – est là pour l'accueillir. Ce sera donc le nouveau foyer du survivant et pour nourrir sa petite famille d'adoption il rédigera consciencieusement pour une administration fantôme qui le salarie modestement des rapports détaillés sur la flore, les saisons et la vie du village.

Notre homme s'est refait sa place et coule des jours plus tranquilles quand l’irréparable est commis avec le meurtre de l’« Anderer », énigmatique étranger installé depuis peu, dans l'auberge du village. Tous sont complices et c’est à Brodeck que l’on demande de rapporter les faits qui devront être ensuite transmis à la capitale. Ce rapport-là, lui qui depuis son retour a ligoté sa mémoire et se méfie des mots, lui qui aimait bien cet homme étrange à la voix murmurante appelé aussi « Mondlich » (lunaire) « à cause de son air d'être chez nous tout en n’y étant pas », il n'y tenait vraiment pas, mais les autres ne lui ont pas laissé le choix : « Toi, tu sais écrire, m'ont-ils dit, tu as fait des études (...). Tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Ça suffira. Nous, on ne sait pas faire cela. On s'embrouillerait, mais toi tu diras, et alors ils te croiront. Et en plus tu as la machine. »

Il a donc fini par écrire ce qu'on lui demandait, laborieusement, et aussitôt ce sont d'autres mots qui, par flots, lui échappent. Ceux de son histoire personnelle, de celui qui, dans un camp d'extermination, avait dû se résoudre à être le "Chien Brodeck" pour survivre. «Je ne sais pas trop par où commencer. C'est bien difficile. Il y a tout ce temps parti, que les morts ne reprendront jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de même que j'essaie de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le cœur. » Une fois le couvercle soulevé, la douleur de l'avilissement, celle d'être différent quoique tellement semblable au fond, puis au fil du temps l'habitude et l'impossibilité de souffrir encore, prendront vie sous sa plume. Raconter aussi la haine et la bêtise affichées par les soldats ou cachées dans les trop calmes forêts de montagne, dire cette humanité peu glorieuse car « l'homme est grand mais nous ne sommes jamais à la hauteur de nous-mêmes ».

Marqué des traces indélébiles du rescapé, Brodeck ne sait pas toujours s'il est encore vraiment vivant, sauf peut-être quand, de façon fulgurante la petite Poupchette le touche au cœur, mais il observe magistralement ses concitoyens. Ceux qui s'agitent autour de lui comme Diodéme, l'instituteur, Orschwir, maire du village, petit châtelain fier de son pouvoir comme de l'élevage de cochons qui l'a enrichi, le vieux curé Peiper, qui ne croit plus en Dieu et noie son dégoût de l'homme dans l'alcool, Dieter Schloss, le cabaretier veule qui explique tranquillement « Je fais ce qu'on me dit, c'est tout. Je ne veux pas d'histoires, ce qui ne m'empêche pas de penser... Moi, je ne suis qu'un homme simple (...) Je ne suis pas le pire. ». Une superbe galerie de personnages dont chacun apporte sa pièce au grand puzzle de la nature humaine.

Intensément, Philipe Claudel nous parle ici de la condition humaine, de ce qu’est l’homme, ce qu’il est capable de faire de beau mais aussi de sa capacité de destruction et d'autodestruction. Il semble s'interroger lui-même, autant que son lecteur, sur le grand écart chez l’être humain entre le bien et le mal. Il n’y a pas intrinsèquement de saint ou de salaud car chacun, à tout moment, a cette possibilité de basculer d'un côté ou de l'autre.
Brodeck, greffier de l'indicible, témoignera donc de cette ambivalence, de l'effet de groupe qui dissout toute conscience, du rejet récurrent de l'étranger et de la peur qui paralyse toute une communauté. Sous couvert de mémoire il nous plongera aussi dans le désordre des sentiments individuels, égoïsme, lâcheté, culpabilité, quête de l'oubli ou de l'impossible pardon face à l'amitié, l'amour et la compassion. Écrire comme ultime tentative de comprendre et de se réconcilier avec soi-même, les autres et le monde qui l'entoure.

Au fil des pages, les fragments de récits s'empilent, se complètent, s'éclairent et le lecteur suit pas à pas les méandres de la pensée du narrateur, subjugué par cette exploration au plus profond de l'être. Mais la force de Philippe Claudel réside dans cette capacité vraie à fouiller, à dire les faits, à chercher à les comprendre tout en restant vierge de tout jugement, laissant ainsi le lecteur face à lui-même.
« C'est tellement étrange une vie d'homme. Une fois qu'on y est précipité, on se demande souvent ce qu'on y fait. C'est peut-être pour cela que certains, un peu plus malins que d'autres, se contentent de pousser seulement un peu la porte, jettent un oeil, et apercevant ce qu'il y a derrière se prennent du désir de la refermer au plus vite. Peut-être ce sont eux qui ont raison. »

Cet itinéraire mis en mots d'un homme, de sa souffrance à sa libération, met à nu l'âme humaine, son rapport au monde et au tragique, et le pouvoir même de l'écriture. L'auteur parvient à donner à ce récit, violent de par les faits qu'il narre mais poétique par l'atmosphère dans laquelle il immerge le lecteur, dans ses interrogations mêmes sur le bien et le mal, un caractère intemporel et universel.
Ce roman de l'altérité, parfaitement construit, porté par une écriture simple, pudique, chargée d'images et d'émotion sur l'homme confronté à l'Histoire, à lui-même et aux autres est un livre fort et troublant qui longtemps hantera la mémoire. Les lycéens qui lui ont attribué leur prix Goncourt en 2007 ne s'y sont pas trompés.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/03/08)    



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Editions Stock
410 pages - 21,50 €

Prix Goncourt
des lycéens









Philippe Claudel
© Stock












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