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Antoine CHOPLIN

La nuit tombée


L'Ukraine, deux ans après Tchernobyl.
Gouri, depuis l'accident à la centrale où il travaillait, vit à Kiev comme écrivain public, avec sa femme et sa fille Ksenia. C'est pour elle qu'il revient à Pripiat, ville fantôme et interdite d'accès où il habitait auparavant, s'acquitter d'une ultime mission pour sa fille malade, irrémédiablement.

L'occasion aussi de retrouver ses amis restés là-bas. C'est sur une vieille moto, à laquelle est accrochée une remorque, qu'il entreprend son voyage avec une halte chez ses amis Iakov et Vera, installés juste à la frontière de la zone bouclée par les gardes. Son vieil hôte, enrôlé volontaire pour participer à l'évacuation des populations du secteur contaminé et "enterrer les champs" ("autrement dit, enlever la couche supérieure et l'engloutir profondément. Et après répandre partout, à la place du sable de dolomie, un truc blanc"), se retrouve aujourd'hui alité, très diminué, voire condamné à court terme.

Ensemble, ils égrènent les noms de ceux qui ont, ici, peu à peu disparu, se remémorent des souvenirs partagés, parlent d'amour, de Ksenia fillette qui chantait de façon si émouvante, avec, toujours, Piotr, le simplet, abandonné par sa mère, qui rôde autour d'eux. Le soir, quelques autres de là-bas rejoignent le trio pour partager les cornichons, les tomates à l'ail, la soupe au chou et la vodka. Tous évoquent cette terre dévastée qui est la leur, les appelle et les rejette à la fois. Beaucoup y sont retournés, retaper leur ancienne maison, y rechercher des objets ou entretenir le lien avec chez eux tout simplement. Kouzma fait partie de ceux-là. Il raconte : "Au début quand tu te promènes dans Pripiat, la seule chose que tu vois, c'est la ville morte. La ville fantôme, les immeubles vides, les herbes qui poussent dans les fissures du béton. Toutes ces rues abandonnées. Au début, c'est ça qui te prend les tripes. Mais avec le temps, ce qui finit par te sauter en premier à la figure, ce serait plutôt cette sorte de jus qui suinte de partout, comme quelque chose qui palpiterait encore. Quelque chose de bien vivant et c'est ça qui te colle la trouille. Ça, c'est une vraie poisse, un truc qui t'attrape partout. Et d'abord là-dedans. De son pouce, il tapote plusieurs fois son crâne. Moi, poursuit Kousma, des fois, je pense au diable et je me dis tiens, si ça se trouve, il a installé ses quartiers dans le coin et il est là, à bricoler. Il profite de l'aubaine pour fabriquer un monde à lui. À son image. Un monde qui se foutrait pas mal des hommes. Et qu'aurait surtout pas besoin d'eux. Ça colle le vertige."

La chaleureuse assemblée arrose copieusement leurs retrouvailles et récite des poèmes, en particulier ceux de Gouri qu'ils connaissent par cœur. Des textes pour restituer l'avant et l'après du grand incendie.
"Au début il y avait cette envie d'écrire, vraiment forte. […] Je ne saurais pas dire d'où elle me venait. Surtout qu'à cette période on avait autre chose à penser. […] Des poèmes. Un chaque jour. Comme si ça pouvait changer quelque chose à toute cette saleté. […] quelques mots chaque jour, oui un poème si on veut, comme un petit crachat de ma salive à moi dans le grand feu" explique le poète.

Mais c'est là une pause de courte durée pour Gouri qui entend franchir la ligne de démarcation de nuit pour se faire plus discret. Kouzma propose de lui servir de guide. Et ils s'embarquent à deux sur la moto. C'est sans difficulté qu'ils parviennent à leur but, devant les immeubles toujours debout. Au numéro 23, derrière le théâtre, dans l'ancien appartement de Gouri, les fenêtres ont été enlevées, les cartons éventrés, les appareils électroménagers renversés, des flaques "d'un liquide noirâtre et d'apparence visqueuse qui fait penser à de l'huile de moteur" s'étalent sur le sol. Malgré l'émotion, ils ne s'attardent pas et embarquent ce que le poète était venu chercher. L'occasion d'échanger aussi et de réfléchir.

Un détour au retour pour saluer Iakov comme promis et il reprendra la route pour Kiev avec son chargement.

Ce court roman est une belle immersion dans cette sombre page de notre histoire contemporaine qu'est la catastrophe de Tchernobyl, vue de l'intérieur par ceux qui l'ont vécue, ressentie dans leur chair et ne pourront jamais tourner la page pour cause de séquelles. Avec ce traumatisme, presque plus fort encore, de quitter les lieux de son enfance, de sa vie, alors que ni éruption volcanique, ni tremblement de terre, ni catastrophe naturelle, ni guerre, n'ont ravagé les lieux. Abandon précipité d'une zone dorénavant interdite, condamnée à rester figée, déshumanisée, pour longtemps.

Le scénario, l'atmosphère de "no man's land", présentent une parenté avec le film russe La terre outragée tourné 25 ans après l'accident par Michale Boganim et sorti en salle cette année. Un film à voir aussi.

Comme l'auteur nous en a donné l'habitude, ce texte est intense, ancré dans l'humain, au rythme lent et à l'écriture à la fois poétique et simple.
Le protagoniste principal se trouve d'ailleurs être un poète qui, par la mise en mots, cherche à approcher, conserver, partager, cette mémoire, aussi outragée que la terre elle-même. C'est de façon sensible, teintée d'inquiétude et de nostalgie, qu'il s'exprime. Les autres membres de la communauté sont tous simples et s'ils ne sont jamais résignés et restent plus surpris et incrédules que remplis de rage ou de révolte, ils sont généreux et dégagent une humanité prégnante.
Il en résulte une belle fresque de personnages attachants et justes, incarnant un fait réel qui tous nous concerne.

Une nouvelle fois, l'art d'Antoine Choplin d'atteindre le cœur de son sujet, en profondeur, de mettre en scène des êtres ordinaires pourvus d'une épaisseur et faisant preuve d'une dignité qui force le respect, est exceptionnel de maîtrise, d'efficacité et de force émotionnelle.
Un bijou à lire absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(10/09/12)    



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La fosse aux ours
(Août 2012)
128 pages - 16 €







Antoine Choplin,
né en 1962, vit dans l'Isère. Depuis 1993, il a publié une dizaine de livres dont certains ont été repris en collection Pocket.





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