Retour à l'accueil






Daniel CHARNEUX


Maman Jeanne



« À la source de ce texte, l’humble vérité d’une souffrance. Celle de Jeanne. Au départ, une pile de lettres dans un tiroir, un grenier, une brocante ou une boîte à cigares. Des lettres datées de 1909, 1910. Près d’un siècle de sommeil. Les témoignages d’une femme qui pourrait être mon arrière-grand-mère.
Lire ces lettres, les comprendre, les faire parler. Compléter les blancs, les silences. Imaginer un cadre. Puis, après des années de décantation, donner la parole à celle qui ne peut plus parler. Offrir l’image de cette souffrance.
Donner la parole à Jeanne, un siècle après. Rendre la vie à celle qui n’a jamais vécu vraiment. Écrire pour la faire exister. »
D. Charneux

Jeanne, soixante-quatre ans, prise en charge par une institution psychiatrique en Flandre, se raconte : une vie de sacrifices, de soumission.
Un début sans histoires pourtant : une famille simple et laborieuse où les effusions sont rares – « Me berçait-elle ma mère (…) ? Préparer le pain des hommes, le grain des volailles, ramasser les œufs, baratter le beurre. Où aurait-elle trouvé le temps de la tendresse ? » – mais où, en compagnie de sa sœur, les jours s'écoulent tranquilles.

A la sortie de l'école et de la pension religieuse pour jeune fille, Jeanne, pas bien jolie, pas très robuste « peut-être que Dieu m'avait oubliée dans la distribution », est rapidement mariée par son père à un bouilleur de cru alcoolique de dix ans son ainé. Ainsi passée de l'autorité paternelle à celle de son mari , elle s'efforce « comme le lui a appris l'abbé dans son manuel à l'usage des jeunes filles [d'être] le réconfort et la joie d'un rude travailleur... » rêvant surtout de devenir vite « une maman, une donneuse de vie, une éducatrice ». Une vie commune toute tracée avec « trois enfants faits au pas de course. Comme au mégot d'une cigarette on allume la suivante ».

Une certaine forme de bonheur familial rompu l'année de ses trente ans par la maladie de l'époux « Le foie forcément. Les petits alcools. A force de distiller... » puis son décès. Comment subvenir seule aux besoins de ses deux garçons et du « demeuré qu'il avait fallu placer. L'hydrocéphale, ça coûtait. » Elle se tourne naturellement vers sa belle-famille pour trouver de l'aide mais celle-ci lui a vite fait comprendre « qu'il n'était pas question pour eux de m'entretenir. Les gamins pouvaient rester là et puis bientôt ils iraient à l'école. Mais je devais gagner mon pain et payer pour leur entretien. »
C'est probablement là que commence sa lente chute. Être contrainte, pour la jeune mère d'abandonner ses enfants pour trouver au loin du travail et paradoxalement les assumer, est un véritable traumatisme.

N'ayant pas d'autre alternative, courageusement, elle se résoudra donc à partir à la frontière où un curé cherche une remplaçante à sa vieille servante décédée. Bien que n'ayant pas l'âge canonique de 40 ans requis pour ce service, sa position de veuve dans le besoin la fait accepter par le vieil homme. La place est bonne, l'homme gentil, la rémunération acceptable et le hameau tranquille. « Des paysans. Quelques grosses fermes perdues dans les champs, des valets, des laboureurs. Des travailleurs du bois aussi : sabotiers, fagotiers, débardeurs. Ils quittaient le village pour le service militaire, si le sort en décidait ils y revenaient, mariaient une fille qu'ils connaissaient depuis l'enfance, lui faisaient quelques enfants et ils finissaient leurs jours là et les cloches sonnaient le glas. »

Mais, un soir de doute religieux et de tristesse, le curé qui ressent le besoin d'un réconfort affectueux va le chercher sous son toit auprès de Jeanne. S'ensuivra, apaisement des corps et des âmes en souffrance, une authentique histoire d'amour. Mais Jeanne va tomber enceinte et certaines amours sont interdites et rendent la maternité coupable. Dans cette première partie du XXème siècle, dans cette campagne reculée, l'évolution des mentalités en cours à la capitale n'a pas percé l'obscurité encore. La belle époque n'a pas été belle pour tout le monde. Ici, le temps est resté figé et la population, loin de la charité prônée dans ses sermons par le bon père, demeure confite dans ses préjugés et son intégrisme. Le curé ne se fait pas d'illusion sur ses ouailles, c'est au jugement moral de la société bien pensante, à la critique et au rejet de tous que cet enfant du péché et celle qui lui donne le jour seront condamnés s'ils restent là. La seule issue est la séparation à jamais. « J'ai quitté cet homme que j'aimais, qui m'aimait, avec qui, dans une autre vie, un autre temps, une autre religion même, j'aurais pu vivre, dont j'aurais pu sans honte et sans remords, porter l'enfant. »
Lui s'éloignera du monde pour faire pénitence ; elle, dans une institution religieuse éloignée accouchera clandestinement. L'enfant, lui, devra être confié dès sa naissance à une famille d'accueil sans rien savoir de ses origines.

Alors Jeanne, la mort dans l'âme s'exécute. Une fois encore, elle ne pourra pas assurer son rôle maternel et devra travailler dur pour subvenir aux besoins d'un enfant qu'elle ne verra pas grandir.
Son existence va se poursuivre au gré de ses divers placements chez des bourgeois, « mal payée, mal considérée, maltraitée », des mandats envoyés et des lettres toujours sans réponse. Un chemin de croix qui va l'user peu à peu. Quand, des années plus tard, elle partira sur les traces de Marguerite, la bâtarde honteuse, c'est le mensonge et la cupidité de ceux à qui elle avait fait confiance qu'elle trouvera. Cette confrontation à l'inutilité des sacrifices qui ont gâché sa vie sera le coup de grâce qui la brisera définitivement. De ses trois enfants "légitimes", seul l'aîné aura survécu et jamais elle n'aura eu le bonheur d'entrevoir le fruit maudit de ses entrailles.
Cette femme simple, pieuse et obéissante dont le milieu, les préjugés du temps et l'ignorance ont forgé le destin, s'éteindra lentement, seule, comme elle a toujours vécu. La religion dans laquelle elle a cherché refuge ne parviendra pas à guérir ses blessures et rongée par trop d'amour jamais donné, la mère dépossédée basculera finalement dans la folie.

Un scénario digne d'un mélodrame du siècle dernier ou d'un roman à quatre sous comme ceux que l'on lisait le soir dans les chaumières. Mais l'originalité de Daniel Charneux dans cette peinture réaliste, classique et un peu désuète, réside dans l'humanité profonde du regard qu'il porte sur son personnage et dans son positionnement inversé par rapport à la littérature sentimentale moralisante qui lui sert de référence. Ici, si l'amour coupable éprouvé pour l'homme de Dieu a conduit au désastre, ce n'est pas par morale comme punition pour la faute commise mais à cause de l'injustice sociale, des préjugés et de la soumission même de l'héroïne aux contraintes qui lui sont infligées. Ce qui a détruit Jeanne, c'est son incapacité à faire ses propres choix, à s'opposer à ceux des autres, à décider de sa propre vie. Si elle se bat sans relâche pour les siens, c'est en acceptant à l'état brut les règles qui lui sont imposées dans un pur esprit de sacrifice et en se niant elle-même. La victime, ligotée par le poids de son éducation et de la religion, se fait par sa passivité complice de ses bourreaux.

L'autre singularité réside dans la non linéarité du récit : Jeanne, souffrance et folie conjuguée, nous livre son passé en digressant, de poésies d'enfant retrouvées en prières ressassées, tente de se justifier, s’égare, puis reprend le fil de son histoire, tandis que, en italique, le narrateur nous plonge en direct dans sa confusion mentale de mère déchue par une description courte et précise de ses gestes, de ses errances, dans le présent même du récit qu'il serait en train de recueillir.
Tout cela avec un monologue à l'écriture heurtée, ponctué régulièrement par le mot "maman" jeté là comme un cri ou un appel, qui rend bien l'intensité de la douleur d'un être confronté à un destin en coup de poing auquel rien ne l'avait préparé, à une amputation qu'il a subi sans haine et sans révolte sans jamais se poser de questions. Le titre, banal en lui-même, prend alors toute sa force et son sens face à la frustration incommensurable de cette femme ayant mis au monde quatre enfants sans jamais avoir pu jouer le rôle de mère qui devait lui permettre d'exister enfin.

Daniel Charneux nous offre là un texte court, d'une simplicité toute apparente, qui n'est finalement pas là où on l'attend et qui sait avec bonheur surprendre et toucher son lecteur.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/11/09)    



Retour
Sommaire
Lectures











Editions Luce Wilquin

88 pages - 10 €