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André BUCHER

La Cascade aux miroirs


Sam Démon, quarante ans, est chauffeur de car et pompier volontaire. Il a toujours vécu dans une petite ferme du Jabron, surplombant le village des Eaux-Maigres. L'année de sa naissance fut une année noire pour sa mère, Elise : refus des parents de la marier avec l'Antoine, mort brutale du père, fuite de l'amoureux suspecté avant même qu'elle lui annonce cette promesse de vie en elle.
« Pourtant, lorsqu'elle avait découvert sa grossesse, encore pleine d'espoir, elle s'était étonnée. Moi, Elise, à vingt trois ans, recluse dans une de ces rares fermes du haut pays, tomber amoureuse ! Le bonheur qui atterrit. Bonheur ! Un mot un peu vain qu'on jette du haut de sa bouche. On le regarde devant soi, c'est comme si on l'avait dessiné. Seulement les autres s'en mêlent. (…) Le dessin subitement leur déplait. Ils commencent à le réduire, à le rejeter, quitte à marcher dessus. Le bonheur s'éloigne, bientôt, il s'enfuit. »
Même la cascade, décor de ses amours de jeunesse, s'est asséchée quand elle accouchait.

De son père, Elise ne dira rien à l’enfant. Il est à elle seule et elle l'enveloppe tout entier dans cet amour absolu qu'elle lui voue. L'élevage, les légumes du potager, la cueillette et la vente des simples sur le marché, leur permirent à tous deux de vivre chichement mais sans dépendre de quiconque.
« Manque de présence masculine ? Possible. En tout cas personne pour m'aider à assembler les pièces manquantes du puzzle. Celui permettant à un enfant de se construire. Comme on dit : chercher l'erreur. Ma mère sans doute un peu. Elle m'a couvé jalousement, pire qu'un poussin chétif, et je m'aperçois maintenant qu'en un sens elle m'a empêché d'éclore. »

Elise se livre souvent à des rites étranges comme installer des miroirs au long de la cascade morte. « J'ai très vite su comment il fallait les regarder. (…) De loin ils avaient l'air dangereux et cruels, mais de près ils paraissaient surtout gentils. J'avais chaud dedans et sur la peau, j'étais certain que ma mère irradiait de la même chaleur. Elle coulait d'elle, semblable à l'eau de la cascade éclaboussant autrefois le lit de la rivière. » « D'abord il y eut l'eau, féconde et abondante. Puis, sans que l'on sache très bien pourquoi, les sources se tarirent et alors le feu apparut. »
De mystérieux incendies, fort probablement criminels, vont périodiquement jalonner ces trente années, causant trois deuils à Elise : son père, son amant et enfin, croit-elle, son fils.

Mais quand le feu a ravagé la petite ferme maternelle, le pompier volontaire après avoir découvert au cœur du brasier le corps déjà calciné d’un jeune ornithologue qui lui ressemble, a décidé sur un coup de tête de s'enfuir en usurpant l'identité du cadavre, se faisant lui-même passer pour mort. Enfin libre, il s'embarque pour une vie nouvelle. La demeure de la victime, près de Sainte-Marie de la Mer, l’attend. Un bel endroit où il se fondra dans son personnage jusqu'à tenter d'assurer le travail du spécialiste des oiseaux et fréquenter la jeune femme avec laquelle celui-ci s'était lié avant son expédition dans le Jabron. Une façon très personnelle de se libérer de l'emprise maternelle et de se chercher lui-même à travers un autre. Mais la situation s'avère vite plus compliquée que prévue, baguer les oiseaux l'ennuie, sa relation avec Rose le met mal à l'aise autant qu'elle l'enchante.

Alors quand le contrat au parc naturel se termine, il fuit une fois encore et trouve à s'embaucher à une trentaine de kilomètres de son village pour consolider le lit de la rivière, débroussailler les berges et désobstruer le cours d'eau des troncs qui s'accumulaient. « Chaque jour se succédant, laborieux et paisible, participait à une lente reconstruction. » Six mois plus tard, Sam est affecté à la surveillance des incendies dans le parc du Luberon, renouant avec sa fréquentation du feu.
«  Il considérait qu'il possédait deux formes de cuirasse, dans sa vie. Celle de l'eau et celle du feu qu'il convenait dorénavant de laisser derrière lui. »
Mais on ne vole pas impunément l'âme d'un défunt et sa libération est éphémère. L’image d’Elise, poussée dans la folie par le chagrin, hante l’usurpateur. Renonçant à sa quête fantomatique, il prend le chemin du retour.

André Bucher nous introduit ici dans la tête d'un homme qui, pour exorciser une mère tentaculaire auprès de laquelle il vit depuis quarante ans, prend la fuite en changeant d’identité. Deux personnages sans repères autres que la cascade à sec, les arbres, la vallée natale, les liens qui les attachent à tout cela et entre eux.
Elle, murée dans son désespoir, ne parvient à échapper ni à sa jeunesse sacrifiée, ni au silence insupportable de l'eau qui s'est tue, ni aux souvenirs et à la solitude qui la rongent. La folie, prête à s'infiltrer dans ses blessures et sa souffrance, la guette et le pouvoir du feu déjà l'a ensorcelée. Seuls son fils, les oiseaux et la lumière reflétée par les multiples miroirs installés là pour réveiller la cascade, parviennent encore à lui insuffler rage et vie.
Lui, spectateur impuissant des délires maternels, éternel enfant étouffé de tant d'amour, champ miné de questions laissées sans réponses, est à un moment de son existence où il lui faut choisir : s'éloigner pour naître enfin au monde et à lui-même ou se laisser mourir aux côtés de sa génitrice. L'incendie de la ferme et son brûlé inconnu lui offriront l'opportunité rêvée pour rompre le cercle magique dans lequel il est enfermé afin de mener cette quête de ses origines et de son identité qui l'appellent depuis l'adolescence.

L’imposture, thème maintes fois utilisé en littérature, est au centre de ce roman. Mais il est ici revisité, transfiguré par la figure tragique de la mère, l’âpre beauté des liens du sang, la relation particulière que Sam et Elise entretiennent avec une nature tour à tour hostile, sèche et froide ou protectrice, vivante et belle. Ce pays de montagne des Baronnies avec sa vallée du Jabron entre Drôme et Alpes de Haute-Provence, que l'auteur connaît bien pour y exercer ses activités d’agriculteur bio et y vivre au quotidien, est le troisième personnage clef de cette histoire.

La nature qui sert d'écrin à ces vies minuscules exacerbées par la passion, habite chaque mot et donne des couleurs à chaque page du roman. Les quatre éléments air, terre et surtout eau et feu, s'y confrontent en un concert grandiose où la nature et l’homme correspondent, se répondent, s’entremêlent en un dialogue intense aux frontières du mystique et de la démence. Enfin, le feu, meurtrier insaisissable, dévastateur et fascinant, éclate et dévore tout sur son passage.

Le style lyrique et dense, les phrases rythmées et musicales, la poésie des descriptions traduisent aussi parfaitement la fascination exercée par le mystère des éléments et de l'environnement naturel que la violence des pulsions et des sentiments qui agitent Sam et Elise.

L’auteur dédie son texte à Jim Harrison, en écho à L’Homme qui abandonna son nom (nouvelle de Légendes d’automne) et à Thomas McGuane pour L’Homme qui avait perdu son nom. On retrouve effectivement dans La cascade aux miroirs (quel titre superbe !) ces personnages cabossés par la vie et l'ode à une nature omniprésente qui ont caractérisé cette école du Montana fortement appréciée par l'écrivain. La filiation est évidente.

Bucher est un auteur rare et secret, dont l’atmosphère intimiste et la proximité avec une nature vivante et intériorisée, sont la marque de fabrique. Cette Cascade aux miroirs n'échappe pas à la règle. Milieu extérieur et intériorité s'y confondent. Entrelaçant les temps et les mondes, le livre tisse un récit hybride et poétique, à la croisée du merveilleux et du réel : Elise, apprentie sorcière ou résurgence d'un personnage issu d'une mythologie ancienne dont elle a l'épaisseur tragique, se rêve maîtresse du feu et de l'eau ; Sam, tout à ses recherches existentielles, se livre à l'introspection et flirte avec la philosophie mais entre en communion avec la nature dès que son regard animiste se porte sur elle ; Pascal nous offre dans ses cahiers des descriptions naturalistes et scientifiques dignes des traités d’ornithologie.

Un tel foisonnement, l'utilisation d'ellipses narratives subtiles qui accentuent le sentiment d'instabilité et d'incomplétude de l'univers intérieur des protagonistes dans un contraste saisissant avec la puissance des paysages qui les entourent, auraient, parfois, de quoi désarçonner celui qui ne se laisserait pas embarquer avec délice dans ce bien étrange voyage auquel l'auteur nous invite. Mais il est certain que cette plongée dans les profondeurs de l'âme et du cœur humain, cette fusion sensible avec les éléments naturels, cette rencontre avec l'émotion brute et totale, constituent un hymne à la vie d'une force extraordinaire qui exerce un vrai pouvoir d'envoutement chez le lecteur.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/12/09)    



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Éditions Denoël

192 pages – 16 €






André Bucher,

né en 1946, a planté près de 20000 arbres dont il peut à présent contempler la forêt. Il vit depuis plus de trente ans dans une ferme à 1100 mètres d'altitude au-dessus de Sisteron, où il pratique l'agriculture biologique et s'adonne également à l'écriture. La Cascade aux miroirs est son cinquième roman.










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