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Olivier BRUNHES


La nuit du chien



Nom : Tobias, surnom : Dog, donné à ses onze ans, suite à un combat, une nuit de fugue dans la montagne enneigée, avec un molosse agressif, par les hommes qui l'ont retrouvé près du cadavre raidi, transi de froid.
Orphelin de mère, un père en prison pour vol de voitures et coups et blessures, le gamin en révolte est passé de famille d'accueil en famille d'accueil. Les retrouvailles avec son père n'auront pas lieu : si celui-ci est bien descendu, dès sa sortie de taule, dans le Sud-Ouest pour voir le gamin, celui-ci s'est enfui de chez "Tante Martine" avant son arrivée. Fugue qui a conduit le môme à l'hôpital, pour soigner ses blessures dues à l'attaque du chien, et a fini de convaincre le père qu'il n'avait plus sa place dans ce monde. Suicide par pendaison.

À l'adolescence, le garçon placé dans une famille en ville, la rage à fleur de peau s'engouffre sur les traces de son père. Des écarts qui le conduiront lui aussi à la case prison à vingt-trois ans. Quatre mois dans une cellule de neuf mètres carrés avec Marco, un petit truand habitué des lieux qui carburent aux amphétamines, à la coke et à la vodka, une grosse brute sans cervelle dotée d'un cœur en or, qui l'a pris sous sa protection.

L'enfermement lui laisse le temps de réfléchir et quand le jeune homme franchit les portes de l'établissement pénitentiaire, c'est la tête pleine de bonnes résolutions : aller revoir au village "Tante Martine", ses amis, le vieux sage et Grandboche le fossoyeur toujours entre deux vins et surtout, surtout, retrouver Chloé, celle qu'il a quittée peu de temps avant de plonger, sur un coup de tête. Qu'importe si elle n'est pas venue le voir en prison, il l'aime encore et saura se faire pardonner. Il lui proposera même le mariage, un enfant, une vie rangée...

Au village, où il se rend tout d'abord, les anciens l'attendent de pied ferme : "Tatine", cachant le cancer qui la ronge à l'intérieur, pour le réconforter avec inquiétude et tendresse, le Teuton pour l'amener à la chasse, le Vieux pour "lui remettre les pieds sur terre [...] le redresser une dernière fois pour qu'il parte dans le bon sens." Dès sa descente du train, le sage ordinairement taciturne le prend donc à part pour lui parler, comme un père : "Tout homme doit pacifier ses traces, même les morts [...] Tout homme doit s'accrocher à quelque chose pour ne pas tomber. [...] Il te faut trouver ta loi. Si on refuse, on reste un gamin, on décapite les fleurs des jardins en pensant remporter de grandes batailles. Il faut ouvrir tes yeux et quitter la dévastation, ne plus être penaud ou trouillard, un pendule suspendu dans la main du destin. Ta volonté et tes actions marquent le principe de ta loi, on est ce que l'on fait." Pendant ce temps, le cuissot mijote chez Martine.

Mais Tobias, s'il est touché par la gravité des propos du sage, par la bienveillance affectueuse de sa maman de cœur, par la tendresse que tous lui témoignent, n'a qu'une envie : filer à Paris revoir sa Chloé.
Là, c'est une déception brutale qui l'attend. La belle, qui a refait sa vie avec un autre dont elle est enceinte, ne veut plus jamais ni le voir, ni l'entendre.

Alors, il ne reste plus à Dog qu'à continuer sa route jusqu'à l'adresse que lui a donnée Marco. Celle de sa sœur de lait qu'il a juré de protéger, Lulu, hébergée chez son oncle. Une gamine qu'on dit "fêlée", dont le parent exploite la fraîcheur pour arrondir ses fins de mois. Lulu, peu disponible, le met en relation sur place avec Fortin, un "aristocrate verbal", comédien et poète, qui l'entraîne dans sa nuit et ses performances. L'homme discourt sur scène en passant d'un sujet à l'autre, jouant de la provocation avec brio : "Dans une société qui ne reconnaît que ce qui est droit, dans laquelle on invente des maisons pour redresser les torts et les vertus, je vous prie d'avoir une pensée émue pour les tordus, les bossus, les fous, les poivrots, les excentriques, ceux qui ne rendent rien de ce qui leur est donné, ceux qui ne foutent pas grand-chose, ceux qui ne pensent qu'à jouir, à rêver, aux caresses.[...] N'oubliez jamais que l'erreur crée la vie et l'organisation crée la mort... Dieu a créé un monde bordélique, mais l'homme a planifié scientifiquement Auschwitz... Cherchez l'erreur." Même si Dog le trouve un peu ridicule et ne comprend pas l'intégralité de ses propos hallucinés, ses paroles résonnent fort en lui quand il lui dit en aparté : "Les prisons sont pleines de mecs impatients", "Tu n'es qu'à moitié vivant, jeune homme, mais ta moitié vivante doit rester la plus forte, tu dois t'accrocher à elle", comme un écho aux paroles du vieux...
Mais le jeune Tobias est fragile et s'oriente ou se désoriente selon les rencontres qu'il fait. L'arrivée de Marco le taré mis "en liberté conditionnelle" alors même que Lulu, sortie amochée d'un film porno que des amis du tonton lui ont fait tourner sous emprise de stupéfiant, est hospitalisée, risque une fois encore de changer le cours des choses.

Finalement les chemins des deux hommes se sépareront car Dog s'est décidé à lutter contre l'engrenage fatal, à choisir l'avenir avec ses difficultés plutôt que l'argent facile avec la rechute à la clé. Ne lui reste, comme il l'a fait par le passé contre le chien diabolique, qu'à se battre cette fois contre ses propres démons pour devenir lui-même. Faire un pied de nez à la fatalité et à l'hérédité, transformer les acquis transmis par les anciens et Martine pour mériter la confiance qu'ils lui ont toujours accordée.

L'amour de "Tatine", la tutelle des anciens, mais aussi la rencontre avec les mots par l'intermédiaire de l'acteur Fortin, le martyre de l'innocente Lulu qui saura réveiller en lui le fond d'humanité qui sommeille, les pouvoirs de la nature berceau de son enfance, finiront par permettre à Dog d'échapper au destin contraire auquel il semblait promis.


Ce livre d'initiation et de rédemption est assez classique par son scénario mais sort de l'ordinaire par son style et sa puissance.
À l'image de la première scène avec le chien, le roman et son antihéros en cavale se tiennent en équilibre entre ombre et lumière, se trouvent en balancement permanent entre le mal et le bien, la mort et les forces de vie. Comme dans la tragédie antique, la fatalité y tient une place de choix. Sauf qu'ici l'auteur lui tord le cou en terminant son histoire dans l'apaisement et l'espoir.

Olivier Brunhes s'enracine dans l'humain. Ce sont les personnages, l'extrême fragilité de leur existence et l'intensité du moment où celle-ci peut basculer, leur inscription dans ces marges, rurales ou banlieusardes, abandonnés par tous à leur solitude, à leurs addictions, à leurs désirs, à leurs peurs, où ils gravitent, qui sont sa sève.

Ce roman s'affirme en dehors de toute linéarité. L'auteur y juxtapose plusieurs périodes de 1986 à 2008 (enfance, adolescence, prison, errance), plusieurs formes de narration (récits de rêves, rap, monologues intérieurs, descriptions réalistes, discours philosophiques, contes…), y croise différents niveaux de langage (populaire, littéraire, poétique...), y intercale brutalité, rage et sensibilité, tendresse ou lyrisme.
Et partout, tout le temps, se dégage un amour irréductible du mot, salvateur. Autant que l'histoire elle-même, c'est l'originalité de l'écriture qui confère à ce récit kaléidoscopique, sauvage, musical, brouillon parfois mais terriblement vif, fort, charnel et évocateur, tout son attrait.
Un premier roman, "les pieds dans la boue, la tête dans les étoiles et tendu vers le ciel" (éditeur) qui témoigne d'une puissance, d'une voix et d'un talent évidents. Une belle découverte.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/07/12)    



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Éditions Actes Sud

(Janvier 2012)
240 pages - 19 €









Olivier Brunhes,
a travaillé comme acteur avec Laurent Terzieff pendant une quinzaine d'années. Dans les années 2000, il a décidé de faire du théâtre dans les marges avec des personnes handicapées mentales, des détenus, des SDF. Il est l'auteur de plusieurs pièces de théâtre. La Nuit du chien est son premier roman.