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Natacha BOUSSAA


Il vous faudra nous tuer



Léa a vingt sept-ans. Elle partage son temps entre son Master 2 de littérature sur Van Gogh le suicidé de la société d'Antonin Artaud, un travail d'hôtesse d'accueil dans un immeuble de bureaux pour financer ses études et sa bande d'amis. Elle vit à Paris, seule depuis quelques mois. C'est elle qui après quatre ans de vie commune a rompu avec Vincent, un informaticien. Par ennui. Elle est à un moment de sa vie où le doute et les interrogations face à l'avenir, l'agitent passablement.

Souvent, le soir, quand elle rentre chez elle, elle croise devant les portes du supermarché ou dans les rues de son quartier une SDF. « Elle n'a pas plus de trente cinq ans. Une tignasse en bataille sur ses épaules, un pull mauve sale tiré sur un jean gris [...] Nos regards se rencontrent, mais elle ne me voit pas. » Un visage mais aussi un nom : Béatrice, l'entendra-t-elle appeler un jour en passant près d'elle par ses compagnons avinés de la rue. Malheur affiché difficile à occulter.

Un soir, tandis que confortablement installée dans son studio au quatrième étage elle essaye d'avancer sa thèse, Sébastien, le jeune voisin du dessus, se défenestre. « Passe devant mes yeux très vite, si vite que je crois rêver, un corps, un grand corps d'homme qui tombe. [...]Tandis que le corps en bas s'enlise dans son sang, le mien s'enfonce dans un divan rouge. » L'acte suicidaire de cet étudiant qu'elle connaît à peine, produit chez elle un choc symbolique violent. Jusqu'à la pousser à mener une sorte d'enquête de proximité pour tenter de comprendre son geste.

En ce printemps 2006, les manifestations contre le CPE se forment, s'obstinent, enflamment la France. La jeunesse y participe en masse et Léna, qui trouve là l'occasion d'échapper à son quotidien et à sa morosité, s'y engouffre avec conviction dans la joie du mouvement et des moments partagés avec sa bande. Le groupe qui s'était composé lors de leurs études à la fac comprend Ambre, la rieuse, aujourd'hui prof de théâtre dans une MJC ; Cyril, le doux, récupéré par la société d'assurance de papa qui vit en couple avec Laetitia, sa « jolie blonde de l'amphi d'histoire » ; Fred l'artiste photographe toujours caché derrière son objectif ; Zeno, l'alternatif intello manutentionnaire par choix dans un magasin de déstockage ; Franck le play-boy qui tourne des clips pour une boite de production ; Chafik, toujours le nez dans un bouquin qui enseigne au collège ; et Léa, la seule encore étudiante, tous « frivoles et profonds, joyeux et graves, fidèles à eux-mêmes. » Ils défilent ensemble, entrecoupant les slogans criés avec cœur de bavardages et joutes verbales issus du simple plaisir de se retrouver. Grisée par la force étourdissante de ce Paris contestataire, Léna se sent revivre et retrouve la mémoire de la révolte. L'énergie et la rage des jeunes encapuchonnés, d'un d'entre eux en particulier qui, avec sa mèche blonde échappée, a plusieurs fois accroché son regard et semblé lui faire signe, l'attire. L'envie de les, le, rejoindre aux premiers rangs, là où les CRS chargent, la taraude. L'ange noir nommé Loïc, découvrira-t-elle très vite, est un adepte des cocktails Molotov …

Trois semaines intenses, riches d'émotions et d'enseignements pour Léna avant que, le 10 avril, Dominique de Villepin annonce le retrait du CPE. Une page se tourne, un an passe.

« Je pense à tous les événements qui se sont succédé pendant cette année, laissant derrière eux, comme la traîne des étoiles filantes, ses fantômes. » conclut Léna en mai 2007. « On porte en soi, dès la naissance plusieurs possibles. [...] Après le CPE, plus rien n'a été comme avant. Quelque chose s'est rompu en moi, avant tout à coup de s'ouvrir, pour déferler sur les autres. » Et le livre de s'achever sur une citation de Chateaubriand : « Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader le pauvre, alors qu'il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instruction que vous, essayer de le persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous faudra le tuer ». D'où le titre...

Le récit de Natacha Boussaa , journal d'une étudiante en rébellion, décrit avec sincérité, humour et simplicité la précarité de la jeunesse, ses difficultés à s'intégrer, ses craintes, ses rejets et ses enthousiasmes. Léna, bonne élève apeurée par la vie d'adulte qui l'attend et convaincue que « le travail est la pire des excuses que l'homme se soit inventée pour s'empêcher de vivre », se cherche. Ébranlée par le suicide de son voisin, c'est dans la lutte et l'amour qu'elle va, avec fougue, noyer son malaise. Sébastien est le double inversé de Lena. Quand lui, emporté par le désespoir choisit la mort, elle, se laisse emporter par l’action et le désir de vivre. Léna a quitté Vincent le pragmatique, s'engage dans une aventure folle avec Loïc le rebelle, s'accroche à sa bande au moment où, un pied encore dans l'insouciance des études et l'autre déjà dans la vie d'adulte, celle-ci est au seuil de la dissolution. Mais ce qui rassemble finalement tous ces personnages, c’est leur difficulté à composer avec le réel pour trouver une façon acceptable de vivre.

Guy Debord et Antonin Artaud, largement évoqués et cités, sont les figures tutélaires qui planent sur cette histoire de jeunesse, entre mort et amour, convictions, espoirs, abandons et révoltes. Artaud, parce qu’il a tout compris des difficultés à vivre dans la société et « qu’il y impose avec acharnement sa voix, son souffle, son corps, son cri. » Debord, parce que, érigé en référence absolue par une génération comme Sartre le fut en d'autres temps, parce qu'il a mis des mots sur le malaise partagé.

Le récit des manifestations anti-CPE dépassent ici le fait social et historique d'un mouvement pour esquisser le tableau d'une société en pleine mutation sociale, qui se retrouve tiraillée entre un passé aux modèles sociaux, économiques et politiques déclarés obsolètes par les gouvernants, un présent qui se délite et un avenir qu’elle peine à imaginer et construire.

Cette photo polaroïd d'une génération et d'une époque, portrait qui flirte avec le roman social, s'appuie sur une écriture simple, minimaliste et factuelle mais vive, tranchante et rageuse. A l'image du roman lui-même qui, derrière une éducation politique et sentimentale qui dénonce une société bloquée et se focalise sur un moment d'espoir et de révolte, se veut une exhortation à ne pas succomber au découragement, à ne pas abandonner mais au contraire à se battre jusqu’au bout, à corps et à cris.

Si ce premier roman n'a su éviter quelques légères maladresses ou naïvetés, il fait preuve d'évidentes qualités. Son ton direct, l'originalité du sujet mis en lumière par des faisceaux convergents braqués sur ses diverses faces, son énergie, s'avèrent diablement efficaces. On s'attache aux personnages, sourit, s'émeut, bref on s'y laisse prendre et on en redemande.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/01/11)    



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Editions Denoël

176 pages - 17 €

Prix du Roman
Populiste 2010


(cliquer ici pour en savoir plus sur ce prix dont le jury est présidé par Jean Vautrin)











Photo © Thierry Taglioli
Natacha Boussaa,
née en 1974, vit à Paris. Après un DEA de Lettres Modernes, une Licence de Cinéma et une formation d’Art Dramatique, elle devient comédienne, principalement au théâtre, tout en continuant d’écrire.
Il vous faudra nous tuer est son premier roman.



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