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Corinne AGUZOU

Les Rêves de l'Histoire



Trois femmes, trois personnages historiques – Margaret Thatcher, Janis Joplin et Rosa Luxemburg – invoquées, invitées à venir sur scène jouer leur propre rôle pour un spectacle sur l'Europe.

La première, chantre du libéralisme le plus débridé, qui dit avoir compris lors des grèves de mineurs de 1984-1985, "que la démocratie courrait un danger [...]qu'il s'agissait d'une tentative pour substituer le règne de la canaille à celui du droit" et qui avait donc décidé "qu'il n'était plus question de laisser la gauche fasciste faire de la Grande-Bretagne un pays ingouvernable" voit là l'occasion de "rappeler au public européen que notre monde de liberté était le fruit de courage de ceux qui avaient combattu et vaincu le totalitarisme."
Les producteurs de théâtre quant à eux, parient que cette femme "qui incarnait des valeurs viriles : le courage, l'autorité, l'inflexibilité" affirmant péremptoirement que "la dame de fer ne ferait pas marche arrière [...] alors que des millions de gens qui n'arrivaient plus à vivre après la casse sociale devaient mourir d'envie de la tuer", remplira la salle. Mais le taxi qui l'amène reste bloqué dans des embouteillages dus à des grèves et la voilà embarquée dans une errance mouvementée dans la ville...

Simultanément, c'est en transatlantique que le second personnage, icône de la révolution psychédélique des sixties qui, avec d'autres artistes pareillement embarqués dans une hallucination collective très vite conclue par la mort, "avait inventé la jeunesse et même la jeunesse éternelle" et le "siècle love", rejoint l'Hexagone. La chanteuse, dont le moindre millimètre de peau proclame encore l'amour et la musique, rayonne et un des mécaniciens l'entraîne le temps d'une soirée chez des amis car "la nuit invite toujours à une fête et il y a assez d'étoiles pour tout le monde, que ce soit les gens des sixties ou ceux de maintenant". Un détour donnant à l'artiste l'occasion de découvrir cette époque où "la terre se couvre de petits rectangles bleus remplis d'eau chlorée", avant de rejoindre la scène où elle est attendue.

La grande révolutionnaire Rosa Luxemburg, une "vaincue de l'Histoire [...] mortifiée à l'idée que dans le domaine des lois ou des tendances qui gouvernaient le monde, la bêtise des assassins puisse être finalement la loi championne", a également répondu présente au projet. "Curieuse de savoir comment, à l'aube du XXIème siècle, l'idée de la révolution avait continué de cheminer dans le temps", c'est à bord d'un train en provenance de Pologne qu'elle rejoint les deux autres "vedettes".

La première partie du roman est donc un "piège à spectres historiques" où les trois figures devenues mythiques, entre voyage vers théâtre et éléments biographiques, évoluent dans un entre-deux, à mi-chemin de leur monde et du nôtre.
La partie suivante raconte la mise en œuvre de la pièce et le relais de l'événement par les médias avec une interview croisée exceptionnelle des deux "revenantes".
Le livre se termine avec l'image de Margaret descendant de sa limousine alors qu'au coin de la rue Janis apparaît sur sa moto avec Rosa derrière elle. "Le théâtre ressemble à un vaisseau illuminé" et, installé sur les gradins, le public les attend...

Un récit polymorphe et atypique, foisonnant, qui oscille entre analyse historique et sociologique, politique fiction, fantastique et effets paranormaux. En fil rouge, l'indépendance, l'énergie, la détermination de ces trois héroïnes modernes d'époques différentes, qui, chacune, correspond à une vision du monde. Derrière chacune de ces femmes exceptionnelles, c'est toute une page d'Histoire qui se tourne mais aussi un véritable débat sur le poids des idéologies dans notre monde contemporain qui est évoqué.
Paradoxalement, les deux "mortes", magnifiées pareillement par un souffle puissant de révolte et d'amour, prennent nettement l'avantage sur celle qui, physiquement encore vivante mais vieillie et affaiblie, se fossilise sur ses certitudes libérales.
Les trois premiers chapitres (un par personnage) de la première partie sont vifs et construits comme des saynètes indépendantes s'offrant telles quelles à un metteur en scène inspiré. Le développement qui suit, plus descriptif que narratif, est plus confus parfois mais l'ensemble se tient et prend sens.
Le parti pris par l'auteur de tisser rêves et Histoire, mythes et politique, est inattendu et audacieux et, si celui-ci surprend initialement quelque peu le lecteur, il s'avère vite porteur d'un éclairage original et intéressant sur notre société. Les trois femmes, elles, "brûlent les planches" et nous fascinent littéralement.
Un livre étonnant à découvrir.

Historienne de formation, Corinne Aguzou a déjà publié deux romans chez Tristram.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/09/11)   



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Editions Tristram

246 pages - 19 €