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Olivier ADAM


Les lisières



Paul Steiner, quarante ans, est scénariste et écrivain à succès. A partir de ses dix ans, quand il a tenté de mettre fin à ses jours au bord d'une falaise, après cette adolescence sombre et marquée par l'anorexie, il s'est verrouillé à double tour. Dès que possible, il a fui la banlieue, sa famille et sa classe sociale pour Paris. Adulte, installé dans le monde littéraire germanopratin, il se sauve encore pour le vent de Bretagne. Seule sa femme Sarah, leurs enfants communs, Clément et Manon, ont su constituer un ancrage suffisant pour le sauver de ses démons. L'écriture, aussi, qui est parvenue à lui donner une structure et un but, lui a permis d'habiter le monde. La mer aussi un peu, parfois.

Quand débute le roman, il a 40 ans et vient d'être viré par sa femme. Bien qu'il comprenne que sa sempiternelle incapacité à être à l'écoute et dans le présent avec elle, l'ait éloignée de lui, il n'en reste pas moins que le manque d'elle et, encore plus de ses enfants, risque de raviver ses tentations face à l'alcool et le replonge dans la dépression. C'est alors que son frère l'appelle au téléphone pour lui demander de s'occuper de leur père pendant l'hospitalisation de leur mère immobilisée par une fracture du col du fémur. La perspective de retourner plusieurs jours dans la banlieue parisienne de son enfance auprès de cet "ouvrier communiste alsacien débarqué à trois ans à Maisons -Alfort, avec sa mère qui ne parlait que patois", aujourd'hui vieux retraité bouffé par la télé, qui vote Front National, l'angoisse intensément, mais peut-il refuser ? Sur le trajet, il apprend à la radio que le tsunami ravage ce Japon où il a vécu les meilleurs moments de sa vie. Quelles traces reste-t-il des jours heureux passés là avec Sarah ?

C'est dans un climat lourd et réprobateur que l'artiste retrouve ce paternel taiseux avec lequel il n'a jamais eu la moindre complicité et cette mère qui semblerait cumuler un commencement d'Alzheimer à son handicap physique momentané. Confronté aux lieux qui l'ont vu grandir et l'ont construit, il retrouve ce passé qu'il a tout fait pour tenir à distance. De la bande avec laquelle, jadis, il faisait du vélo puis, plus tard, éclusait des bières en écoutant de la musique ou devant des vidéos, ils sont quelques-uns, malgré leurs rêves de départ, à être restés scotchés là, sans espoir ni illusion. Il les retrouve aujourd'hui Rmistes, avec des petits boulots, en périodes d'essai ou au mieux en CDD, et se prend de plein fouet lors de ces retrouvailles les effets de la crise économique et le gâchis humain qu'elle provoque. Entre eux et l'écrivain, qu'ils connaissent tous par ses passages à la TV, les relations sont parfois difficiles, entachées d'amertume ou de reproches. Quelle légitimité a donc celui que la presse nomme romancier social, "en prise avec la réalité de ce monde", à parler d'eux dans ses livres, alors qu'il est parti les abandonnant à leur misère pour vivre dans l'aisance ? Des confrontations qui vont amener le narrateur au-delà de son état d'être périphérique né en bordure du monde à se livrer à un état des lieux social, artistique et personnel.

La maison étant inadaptée au retour de la mère, le père décide de la vider et de la mettre en vente pour emménager avec son épouse dans un appartement conçu pour les personnes âgées. C'est dans ce contexte que, dans un carton, l'écrivain va découvrir la photo d'un nouveau-né qui lui ressemble comme un frère. Pressentant l'importance de cette découverte et, derrière elle, un secret de famille qui a pesé sur sa propre existence, Paul n'aura de cesse de fouiller le passé pour découvrir la vérité de ce qui l'a constitué.

La 3ème partie, courte et apaisée, se situe au Japon, laissant entrevoir un espoir, une résilience, au pays du soleil levant. "Marchant dans ces compositions aux dessins millénaires, où s'ordonnent pins à écorce rouge, bambous, érables, cerisiers, lanternes, Jizo de pierre, Bouddha de granit, étendues d'eau, de cailloux ratissés ou de mousse prenant le soleil sous la galerie longeant les salles de prière où bourdonnent les sutras psalmodiés par les moines bouddhistes, je sens le sang dans mes veines ralentir, le rythme de mon cœur s'égaliser. (…) J'aime à croire qu'en mettant des milliers de kilomètres entre elle et moi, en partant à l'autre bout du monde, j'ai semé la Maladie pour un bout de temps. J'aime à croire qu'ici quelque chose m'en protège."

Ne rentrons pas dans la polémique médiatique sur la nature autobiographique du roman et le caractère jugé par certains malsain ou complaisant. Remettons-nous en pour cela aux propos directs de l'auteur dans le magazine Lire : "Ce que j'ai vécu ne m'intéresse que dans la mesure où le "je" peut dire "nous". Par exemple, décrire les relations intimes que l'on peut nouer avec ses parents ou ses frères et sœurs ne m'intéresse absolument pas pour mettre sur le tapis mes relations intimes avec mon père ou mes frères, non, cela m'intéresse parce qu'il me semble que la manière dont je mets en scène mes personnages dans un roman interrogera le lecteur sur ce qu'il est devenu pour ses propres parents et ce que ses parents sont devenus pour lui. Je cherche la cohérence d'un être, d'un parcours, d'une géographie intime, d'un paysage mental, d'un paysage social. (...) Il y a une différence entre la sincérité et la vérité : ce livre est une fiction. (…) Je ne crois pas que l'autobiographie puisse donner des livres plus forts que la fiction par sa seule grâce. Un livre qui n'est pas fondé sur l'expérience me semble vain et déconnecté. Et un livre qui se prive de l'aventure fictionnelle, de la manière dont on peut étendre le propos, le politiser en le tordant, en exagérant certaines choses et en taisant d'autres choses, l'universaliser, l'est tout autant. Je décris des personnages qui empruntent un certain nombre d'aspects à des gens que je connais, qui me sont ou m'ont été proches, et, en même temps, je mélange avec des tas d'autres choses, je grossis des traits, je les tords, pour aller vers quelque chose de plus ample et de plus collectif. (…) Le psychologique et le social m'intéressent autant, je veux réunir les deux parce que je suis absolument persuadé que notre vérité à chacun est autant marquée par du social que par de l'intime ou du psychologique."

Pour moi, l'intérêt de ce livre est d'une autre nature. Il tient aux multiples directions explorées ici par l'auteur, que l'on pourrait davantage considérer comme un itinéraire pris au piège d'un kaléidoscope que comme une confession.

Paul l'écrivain, éternel spectateur à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du réel, toujours à la lisière de sa propre vie, est à la quête d'une place qui lui conviendrait et cherche une cohérence dans un parcours qui est une succession de ruptures, d'ordre sentimental, spatial (banlieue, Paris, Bretagne, Japon) ou social. Comme avant lui Annie Ernaux, Olivier Adam évoque ici l'évolution sociale des ouvriers de l'après-guerre vers une modeste classe moyenne et l'ascenseur social qui a permis à leurs enfants de faire des études et de changer radicalement de milieu. Pour ces "transfuges", il y a d'un côté, voulue ou non, cette distance qui s'instaure avec leur famille et de l'autre cette incapacité à faire complètement sienne cette autre classe sociale à laquelle ils appartiennent désormais. Son père lui reproche son soi-disant mépris intellectuel et sa supériorité culturelle, alors que dans la communauté artistique parisienne il étouffe et se sent étranger. Un trouble supplémentaire pour un être instable qui ne parvient jamais à s'ancrer dans un lieu ou une famille. Les réactions brutes de ses anciens camarades, ne peuvent alors que provoquer une succession de questions en cascade pour cet écrivain qui a toujours témoigné pourtant d'une constante fidélité dans ses livres au monde côtoyé dans sa jeunesse. Plus ici mais pas vraiment ailleurs, l'avatar d'Olivier Adam, confronté à l'image de "bobo" que lui plaque son frère, bousculé par ses amis d'enfance, se retrouve alors dans l'inconfortable position de l'homme de gauche à qui on dénie le droit de témoigner d'une réalité sociale sous prétexte qu'il n'en ferait plus partie et n'en partagerait pas la souffrance.

Le deuxième axe, à la croisée de l'œuvre sociétale et de la confession intime, est générationnel. Ce récit est celui d'un quadra comme on en rencontre tant, bloqué au seuil de l'âge adulte, peinant à trouver sa place entre rêve, désir de confort, de bonheur et réalité du quotidien. Olivier Adam, à travers Paul, pénètre et décrit sans concession, les déconvenues, la solitude et les peurs de toute une génération "d'adulescents" qui ont du mal à grandir, à trouver leurs repères et leur place. "Il me semblait qu'un pan entier du pays vivait avec un œil dans le rétroviseur, la pédale sur le frein, la nostalgie d'un temps qui n'avait pas existé en bandoulière, du sépia plein les doigts."

Mais, au-delà de ces aspects plus personnels, ce récit se fait aussi chronique sociale, s'arrêtant sur cette France populaire ou celle des classes moyennes qui, en banlieue parisienne comme en Bretagne, vivent le décrochage économique de la crise et du chômage. Le roman a été écrit juste avant la campagne présidentielle de 2011 et on y aperçoit, sous les traits de "la grosse blonde", l'épouvantail de la montée du Front National faisant son lit de toutes ces frustrations et de cette inquiétude. C'est aussi un tableau réaliste de cet urbanisme des temps modernes où les familles modestes se trouvent reléguées à la périphérie des villes, dans des HLM ou des lotissements pavillonnaires aux noms fleuris qui, à l'instar des centres commerciaux, n'en finissent pas de gangréner le paysage et de grignoter champs et prairies. C'est dans cette banlieue sans âme, symbole de la consommation et du vide existentiel, à l'intérieur de cette implacable machine sociale où ils évoluent et qui les broient, que l'auteur place ses personnages.

L'écriture, comme souvent chez Olivier Adam, est ici inconstante. Parfois minimaliste, quasi orale, parfois, notamment lors de la contemplation de la nature, plus lyrique, prenant le large et le vent.

Enfin la valeur ajoutée de ce roman serait peut-être l'éclairage qu'il apporte à l'ensemble de l'œuvre de l'auteur. Tous ses récits s'imbriquent les uns dans les autres pour, sous un éclairage à chaque fois différent, livrer la radioscopie d'un écrivain symbole de son époque et du monde qui l'a construit et où, comme tant d'autres, il peine à être. Si on y retrouve les thèmes qui hantent tous ses livres (gémellité, absence, solitude, incommunicabilité, dépression, suicide, impuissance à aimer bien), c'est sans déguisement, par un double littéraire, qu'ils sont ici portés, prenant en cela un sens et une cohérence affectivement et socialement plus forte. L'auteur se permet même cette fois, de sortir son personnage du mutisme dont il use habituellement, pour tenter une exploration psychologique voire psychanalytique de ce qui le fonde.

Olivier Adam confirme ici qu'il est une voix avec laquelle la littérature doit aujourd'hui compter. Les lisières est un roman, à l'image de son personnage principal, tour à tour agaçant ou touchant, qui a de vraies qualités sociologiques et humaines. Il nous parle avec sensibilité de l'acte d'écriture, évoque avec justesse la difficulté d'être d'une génération sans idéal ni espoir, met à nu les dysfonctionnements et dangers de cette société en crise qui expulse les siens dans les marges, avec quelques lourdeurs ou maladresses parfois mais avec une intensité et une sincérité qui ne nous laissent pas indifférents.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/10/12)    



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Flammarion

(Août 2012)
460 pages - 21 €












Olivier Adam,
né en 1974, a grandi en banlieue parisienne et vécu à Paris avant de s'installer à Saint-Malo. Il est l'auteur de nombreux romans et nouvelles, dont Passer l'hiver (bourse Goncourt de la nouvelle), Falaises, À l’abri de rien ( prix Roman France Télévisions et prix Jean-Amila-Meckert), Des Vents contraires (prix RTL/Lire). Il écrit également des livres pour la jeunesse, publiés à L'école des loisirs. Plusieurs de ses livres ont inspiré des films : Poids léger, mis en scène par Jean-Pierre Améris en 2004, Je vais bien, ne t’en fais pas, réalisé par Philippe Lioret en 2006 et primé aux Césars en 2007, et Maman est folle, une adaptation pour la télévision de Á l’abri de rien par Jean-Pierre Améris en 2007. Parallèlement à l’adaptation de ses livres, Olivier Adam a récemment collaboré avec les cinéastes Alain Raoust (L'Été indien, 2008) et Philippe Lioret (Welcome, 2009).
Ses ouvrages ont été repris en collections de poche.









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