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Olivier ADAM


Le cœur régulier



Le roman d'Olivier Adam donne la parole à Sarah, mère de deux enfants désirés mais qui ont grandi sans qu'elle prenne le temps de les connaître vraiment. Son époux est un cadre bancaire carriériste, homme de droite et mari "parfait". Elle est cadre dans la mode, cet univers où on délocalise sans scrupules dans des pays où enfants et ouvriers travaillent pour des salaires de misère, où le paraître fait loi. Une vie réussie en somme pour cette quadragénaire à l'existence tranquille, enviée, dont le quotidien ressemble à celui du papier glacé des magazines.

Il n'en fut pas toujours ainsi, enfant, Sarah a grandi dans l'indifférence de ses parents et s'est vite réfugiée dans le monde parallèle qu'ils se sont construit avec Nathan, son frère. « Nous étions deux gamins planqués dans leur chambre et la nuit tombante, [...] les parents au salon devant la télévision qui trouvent toujours qu'on fait trop de bruit alors qu'on ne se parle qu'à voix basse, lampes de poche allumées braquées sur la même bande dessinée, la même peur au ventre en permanence, la trouille fichée sous la peau, sans cause, hors de propos. La trouille des autres, de l'école, de mourir comme ça sans raison, de vivre idem, la peur de parler, de répondre, d'être pris en défaut, de décevoir. [...] La peur de ne jamais ressembler aux autres. »

L'âge n'est pas parvenu à lui apporter l'assurance qui lui a toujours fait défaut et l’éloignement de ses enfants à l'adolescence l'ont fragilisée. Toutes les conditions sont alors réunies pour que la mort brutale de Nathan la fasse basculer au fond du puits de la dépression. Elle suspecte ce "jumeau", devenu plus tard cet alcoolique iconoclaste aux aspirations d'écrivain dont elle s'est éloignée tant il finissait par incarner un reproche vivant de tout ce à quoi elle avait renoncé pour accéder à l'âge adulte et à la réussite sociale, d'avoir volontairement mis fin à ses jours. Toute à sa colère, sa culpabilité, ses regrets, sa solitude, elle s'abandonne, perd son boulot, erre tel un fantôme dans la ville, se sent de plus en plus étrangère au monde et à elle-même. Pourquoi est-il mort ? L’a-t-elle tué, en choisissant une voie si conforme aux convenances ? Les a-t-elle trahis, en rompant avec leurs rêves d'avant ? L'a-t-elle abandonné en cours de route ou est-ce elle qui s'est perdue ?

Sarah se questionne. Dans cette première étape du deuil elle se laisse envahir par le doute et la colère, en veut à tout le monde, à elle-même, ensuite à son mari, et même à ses enfants. La distance s'impose. Face à la confusion de ses sentiments, dans l'espoir de raccrocher avec la réalité des dernières années du disparu quand le contact entre eux avait été rompu, de trouver des réponses à ses questions, elle met ses pas dans les traces de l'absent. Elle laisse derrière elle sa vie trop formatée, son mari « si parfait » et ses deux enfants qui semblent ne plus avoir besoin d'elle, pour s'enfuir au Japon, dans le village où Nathan, peu de temps avant sa mort, semblait avoir trouvé une forme de réconciliation avec lui-même.

Le lieu est localement célèbre pour ses falaises, ses désespérés qui en sautent, Natsume cet ex-policier reconverti en ange Gabriel, qui tente de les empêcher d'accomplir cet acte irréversible. Sarah parvenue à destination s'y installe, passe ses journées à l’affut, hante les sanctuaires, les temples, la forêt et cherche à ressentir ce qu'a vécu ce cher disparu. « Le ciel était si sombre qu'il me semblait qu'on l'avait éteint. Les oiseaux gueulaient parmi les roches nues et brisées. L'eau bouillonnait en contrebas [...] Je me tenais tout au bord. [...] Un pas de plus et puis plus rien, j'étais le vide. Je voulais savoir. Sentir. Comprendre. Ce que Nathan avait ressenti ce jour-là. [...] Ce qui sépare. [...] Saisir l'instant précis. Le courage qu'il faut. La peur. La douleur. » Elle tente de se rapprocher de ceux qui l'ont alors accompagné : le type du distributeur qui partageait avec lui bière et saké, peignait pendant que Nathan écrivait, Natsume, l'ange gardien des rescapés, « ces gens, comme vous et moi que la société poussait à bout. Toujours il en revenait là, la violence morale qui s'exerçait à l'école, au travail, dans le couple. L'usure et les humiliations, la pression sociale, le culte du rendement, du gagnant, du vainqueur, le cynisme et l'exclusion, comment tout cela pouvait vous briser les os. »

Des rencontres qui lui fournissent peu de vrais renseignements sur la mort de son frère mais quelques clefs pour comprendre celui qu'elle a laissé s'éloigner sans même s'en rendre vraiment compte. Nathan avait échoué là par hasard, en longeant la côte. « Dès le lever du jour il état sur la plage, torse nu, épaule et bras tatoués de rouge et noir, à boire, à courir comme un forcené, à boxer dans le vide, dormait un livre usé ouvert sur le ventre, parlait à tout le monde, riait comme un dingue, semblait sur le point de pleurer en permanence » lui rapporte Natsume.
Puis Nathan guéri, apaisé, était reparti pour Kyoto où « tout était simple, fluide, à la fois si calme et si vivant. [...] un accord, une évidence. Le sentiment d'avoir trouvé un abri. »
Dans cette quête étrange, c'est en fait elle-même que Sarah va finalement redécouvrir...
Quand elle reviendra sur Paris où ses enfants déboussolés la réclament, Sarah a compris et accepté beaucoup de choses. Elle a changé, s'est retrouvée, a repris goût à vie et la liberté... Quittant le domicile conjugal, elle se sent à l’aube d'une vie nouvelle.

Sarah serait comme un double de Marie, personnage central du roman À l'abri de rien du même auteur. Sarah, transfuge social entre la petite classe moyenne de ses parents et celle des cadres supérieurs de la banlieue chic à laquelle elle appartient maintenant, peine à trouver des repères, a du mal à assumer cette réussite qui fait de ses enfants des étrangers du monde dont elle est issue. « Toutes ces années, je m’étais tellement échinée à me perdre, à me fondre dans le décor, à me noyer dans la masse. Je m’étais noyée tout court. » L'occasion pour l'auteur de dresser un tableau critique d'une classe aisée confite dans l'ennui, soumise au pouvoir des apparences et des conventions. A travers Sarah, Olivier Adam évoque aussi le monde du travail : « Si j’ai appris quelque chose du monde du travail, c’est qu’on y tolère mal les faibles, que toute faille doit être camouflée, toute fragilité niée, toute fatigue combattue et oubliée, qu’une part non négligeable de nous-mêmes doit être laissée au vestiaire, comme un costume qu’on renfilerait qu’une fois le soir venu ». Mais Sarah, moins charnelle et plus centrée sur sa petite personne, m'a semblé moins émouvante que la femme de Calais qui s'oublie à Sangatte.

Peu importe, car ici, plus que le roman d'une femme, c'est toute une fresque de personnages périphériques, plus prégnants les uns que les autres, qui habitent le roman de façon magistrale et nous prennent par la main. Il y a bien sûr Nathan, cet être écorché, déboussolé et autodestructeur, qui aurait tout de la caricature de l'individu paumé et velléitaire en posture d'artiste s'il n'était aussi un rebelle qui préfère rejeter cette société qu'il juge avilissante et esclavagiste plutôt que de s'y insérer, avec une violence et une douleur qui nous transpercent, mais aussi, surtout, l'énigmatique Natsume qui parle si peu mais écoute si bien, rassure par sa solidité et sa présence, réchauffe de son humanité. Cet ange n'est ni un guérisseur, ni un prêtre, il ne propose rien que le calme, l'attention, le repos. Jamais il n'indique à ceux qu'il accueille en sa demeure quelque voie à suivre ou tente de leur inoculer une dose salutaire d'optimisme pour envisager les choses autrement. Il se contente de leur offrir un havre hors du monde et du tumulte pour s'apaiser, se retrouver, au mieux se comprendre et se prendre en charge. Un être exceptionnel et fascinant.

Autre présence occulte mais forte, celle de l'auteur même, que l'on sent aussi attiré par le vide offert du haut de la falaise que les désespérés qu'il met en musique mais, paradoxalement, animé par cette foi en l'humain et en la vie qui pourrait faire de Natsume un double fantasmé. L'homme est au bord du gouffre mais une main invisible, comme celle que pose Natsume sur l'épaule des candidats au suicide simultanément aux mots qu'il jette au vent comme des bouées, le tire dans le même temps immanquablement vers l'espoir.

Autant que les personnages, peut-être, est-ce le verbe qui constitue la matière vive du roman : les mots qui cachent le vide dans l'univers familial de Sarah, ceux qui possèdent Nathan et cette incapacité à les coucher sur le papier, ceux qui sauvent, rares mais vrais, que Natsume offre à ceux qui se retrouvent emmurés dans leur douleur, ceux que Sarah apprend à se réapproprier par le truchement des souvenirs et du passé avant de s'en servir comme pont jeté vers sa fille quand, elle aussi, part à la dérive. Et bien sûr ceux du magistral chef d'orchestre qu'est Olivier Adam, évocateurs, sensibles, dans de longues descriptions avec de très belles pages sur le processus complexe de création littéraire.

C'est, cette fois, dans les paysages oniriques d'estampes japonaises aux ombres envahissantes que l'auteur nous entraîne mais tous les romans d'Olivier Adam – tissés d'une même étoffe dont les fils se nomment famille, fratrie, quotidien, désespoir, suicide et deuil mais aussi solidarité, lumière, mer et falaises... –s'additionnent, se complètent, se répondent. A chacun de ses récits on retrouve les mêmes êtres fragiles, abîmés par la vie, en rupture face à un monde déshumanisé, qui nous touchent.

L’absence d'explicitations psychologiques, le fait de s’en tenir aux sensations, aux doutes, au vide, aux tentatives de reconstruction des personnages, en restant simplement à hauteur d’homme, est une marque esthétique constante chez l'auteur. L'expression aussi de sa conception de l'homme et de cette vérité que chacun n'est que le produit de ses errances intérieures. On se laisse porter par cette voix qui fait toute la place à la sensibilité, à l’intimité. La chronologie du récit est bouleversée comme le sont les pensées de Sarah, puis les phrases deviennent plus longues et, lentement, le rythme s'apaise et redevient "régulier" se calquant sur les pulsations internes du personnage.

Cette écriture percutante et incisive, pudique et juste prend le lecteur du bout du cœur pour l'immerger dans le quotidien des gens normaux qui dérapent pour le ramener dans un sursaut à la surface, vers une lumière, voilée mais réelle, à laquelle le regard s'accroche. Ce n'est pas le suicide mais son contraire, le refus du suicide qui est ici à l'œuvre. « Personne n'a envie de mourir. Tout le monde veut vivre. Seulement, à certaines périodes de votre vie, ça devient juste impossible. »

« Comment on s’en sort, comment on compose, tous autant qu’on est, avec l’époque, le collectif, le social, la violence, le travail, l’amour, la filiation, notre héritage, la famille, les classes sociales, au fond je ne connais pas d’autre sujet qui vaille. Nos vies, ici et maintenant. Rien de plus réel. [...] Le soin que l’on porte aux autres, une forme de fraternité, dans le sens le plus humble et le plus concret du terme. Qu’est ce qui reste de la solidarité, dans nos sociétés fondées sur l’individualisme, l’égoïsme, la compétitivité ? » (O. Adam)

Une voix toute personnelle, qui conjugue avec subtilité ombre et lumière pour plonger dans les profondeurs de l'humain et de notre société qu'on retrouve de livre en livre avec une émotion intacte.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/10/10)    



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Lectures









Editions de l'Olivier

218 pages - 18 €








Olivier Adam,
né en 1974, a grandi en banlieue parisienne et vécu à Paris avant de s'installer à Saint-Malo. Il est l'auteur de nombreux romans et nouvelles, dont Passer l'hiver (bourse Goncourt de la nouvelle), Falaises, À l’abri de rien ( prix Roman France Télévisions et prix Jean-Amila-Meckert), Des Vents contraires (prix RTL/Lire). Il écrit également des livres pour la jeunesse, publiés à L'école des loisirs. Plusieurs de ses livres ont inspiré des films : Poids léger, mis en scène par Jean-Pierre Améris en 2004, Je vais bien, ne t’en fais pas, réalisé par Philippe Lioret en 2006 et primé aux Césars en 2007, et Maman est folle, une adaptation pour la télévision de Á l’abri de rien par Jean-Pierre Améris en 2007. Parallèlement à l’adaptation de ses livres, Olivier Adam a récemment collaboré avec les cinéastes Alain Raoust (L'Été indien, 2008) et Philippe Lioret (Welcome, 2009).
Ses ouvrages ont été repris en collections de poche.




À l'abri de rien




















Pour la jeunesse :


Un océan
dans la baignoire