En garde !


La rédaction d’Encres Vagabondes a réussi l’exploit de réunir trois des plus grands bretteurs de la littérature romanesque : un échange de points de vue entre d’Artagnan, Lagardère et le Capitaine Alatriste, escrimeurs d’hier et d’aujourd’hui, toute verve dehors mais à fleurets mouchetés.

Propos recueillis par Patricia Châtel


EV : D’Artagnan, vous êtes le plus ancien puisque Les trois mousquetaires se lancent dans l’aventure sous forme de feuilleton, en mars 1844 dans le journal Le siècle. Racontez-nous vos débuts de bretteurs.

D’Artagnan : De mon enfance je ne peux rien vous dire, mon créateur ayant décidé de me faire naître à l’âge de dix-huit ans. Mes parents sont pauvres mais de bonne et ancienne noblesse gasconne. J’ai hérité d’eux la fierté de mes origines, le courage et une grande susceptibilité. Ces trois traits de mon caractère sont rapidement mis à l’épreuve car je débute avec quelques désavantages. Jugez par vous-même : « … figurez-vous don Quichotte à 18 ans, don Quichotte décorcelé, sans haubert et sans cuissards,  don Quichotte revêtu d’un pourpoint de laine dont la couleur bleue s’était transformée en une nuance insaisissable de lie de vin et d’azur céleste […],  trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme fait et qu’un œil peu exercé eût pris pour un fils de fermier en voyage ». Doté d’un visage maigre au nez crochu, affublé d’un béret basque à plume, je voyage juché sur un vieux cheval jaune qui m’attire des moqueries dès que j’entre en ville. Fort heureusement, la vision de mon épée calme rapidement les railleurs. Pour tout pécule mon père me confie une lettre de recommandation pour Monsieur de Tréville, Capitaine des mousquetaires du roi ; il me donne également le judicieux conseil de me battre à tout propos d’autant que les duels sont interdits.

Lagardère : Je suis l’orphelin, l’enfant trouvé cher au roman populaire du 19e siècle, une des nombreuses progénitures du roman-feuilleton et comme mon illustre prédécesseur, né dans Le siècle, en 1857. Au chapitre quatre du Bossu, Cocardasse et Passepoil parlent de ma jeunesse ; alors qu’une douzaine de voyous tentaient de m’assommer, ils sont venus à mon secours ; j’avais douze ans et je gagnais ma subsistance en plongeant du Pont-Neuf pour récupérer les pièces qu’y lançaient les badauds et exerçais le métier de « désossé » (contor-sionniste) ; par exemple je singeais « le vieux bedeau de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui était bossu par-devant et par-derrière ». A quinze ans ils m’accueillent dans leur salle d’armes où j’apprends à me servir d’une épée puis je m’engage comme soldat. Lorsque je rencontre Philippe de Nevers, personnage à l’origine de toutes mes aventures, j’ai dix-huit ans.

Alatriste : C’est l’Espagne qui a vu ma naissance romanesque en 1996, un retour aux sources en quelque sorte. Mon histoire est racontée par Iñigo Balboa que j’ai recueilli à l’âge de 13 ans : « Il n’était pas le plus honnête ni le plus pieux des hommes mais il était vaillant. Diego Alatriste y Tenorio s’était battu en Flandre. Quand je fis sa connaissance, il vivotait à Madrid où il se louait pour quatre Maravédis la journée, souvent en qualité de spadassin à la solde de ceux qui n’avaient pas l’adresse ou le courage nécessaires pour vider leurs querelles. » Avant cette rencontre on ne sait donc rien de moi, je suis même incapable de vous donner mon âge.

EV : Quel but poursuivez-vous ?

D’Artagnan : Je me rends à Paris déterminé à conquérir gloire et fortune en devenant mousquetaire du roi Louis XIII ; j’y parviens en sauvant l’honneur de la Reine après l’affaire des ferrets et à la fin du roman je suis lieutenant après m’être distingué au siège de La Rochelle. Mais je débute comme simple garde.

Lagardère : Rien de commun puisque ma cause est d’ordre privé : venger Nevers assassiné par son cousin Philippe de Gonzague et rendre à sa fille Aurore le titre et l’héritage détournés par le traître. Ce rôle de justicier fait de moi un autre homme : le saltimbanque devient un chevalier vengeur qui inspire respect et terreur ; le mystère qui entoure mes origines est entretenu par les péripéties relatées par différents personnages. Je suis une légende qui se construit au fil de roman. Sans position sociale, je gagne mes titres de noblesses grâce à ma valeur.

Alatriste : Aucun en particulier. Je suis un ancien soldat du roi et mon titre de Capitaine est un surnom dû à ma vaillance et non un grade. Je loue mon épée au plus offrant pour survivre. Toutefois mes missions les plus importantes sont au service du roi Philippe IV d’Espagne.

EV : Les trois mousquetaires et Le Bossu sont des œuvres maîtresses. Est-ce suffisant pour expliquer comment, de personnage de roman-feuilleton on devient un héros mythique ?

D’Artagnan : Les suites écrites par Dumas (Vingt ans après et Le vicomte de Bragelonne) ont perpétué le succès du premier roman ; mais d’autres auteurs ont donné des prolongements ou des récits connexes à mes aventures (on en recense plus de cinquante) : parmi eux, Paul Féval fils qui m’attribue une descendance (Le fils de d'Artagnan en 1914) et m’associe à Cyrano de Bergerac dans un cycle de sept romans ; à noter également D’Artagnan amoureux de Roger Nimier en 1962, Le dernier amour d’Aramis de Jean-Pierre Dufreigne en 1993, Les ferrets sont éternels d’Olivier Seigneur en 1996.
Il y a aussi les adaptations au théâtre, au cinéma, à la télévision, en bande dessinée ou pour la jeunesse : dès 1845 Les trois mousquetaires est adapté au théâtre et en 1908 le réalisateur italien Mario Caserini débute une longue série d’adaptations cinématographiques souvent décevantes (la version où je me reconnais le mieux est celle de Georges Sidney en 1948 avec Gene Kelly) ; on y donne de moi une image trop conventionnelle ; or si vous lisez attentivement le roman, je suis querelleur, intrigant, opportuniste, n’hésitant pas à séduire les femmes, princesses ou soubrettes, pour parvenir à mes fins. Le cinéma et la télévision ont fait de moi un héros un peu trop conforme à la morale traditionnelle et au modèle archétypale du parfait jeune premier ; le mythe est finalement plutôt réducteur…

Lagardère : J’ai connu aussi un succès immédiat et Paul Féval Fils a donné durant trente ans (de 1893 à 1934) une série de prolongements, depuis La jeunesse du Bossu à La petite-fille du Bossu. Toutefois le terme de héros mythique me semble exagéré. Ce que d'Artagnan oublie de dire, c’est qu’il a acquis la reconnaissance du monde littéraire et Les trois mousquetaires est étudié au collège. Moi je reste un marginal, un héros populaire, indigne des manuels d’histoire littéraire et de l’intérêt des universitaires. Mais cela ne me déplaît pas et c’est grâce au cinéma et à la télévision que l’on parle encore de la botte de Nevers ou que l’on crie encore dans les cours de récréation « Et, quand il sera temps, si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi ! »
Beaucoup moins de films mais suffisamment pour me rendre immortel : six depuis 1913 et le dernier en 1997, réalisé par Philippe de Broca. J’ai une préférence pour la version de Jean Delannoy en 1944 avec Pierre Blanchar qui laisse paraître les facettes tragiques de mon personnage, l’homme qui sacrifie sa jeunesse à une cause, le vengeur implacable désespéré par un amour impossible (et quasi incestueux), même si tout se termine bien. J’aime aussi la série télé de 1967 réalisée par Jean-Pierre Decourt où Jean Piat me rend définitivement inoubliable.

EV : Pour vous cher Capitaine, on ne peut encore parler de postérité…

Alatriste : En effet puisque mes aventures sont en train de s’écrire. Six volumes sont prévus, quatre sont parus en France, l’ambition de mon créateur étant de faire une chronique du Siècle d’or espagnol. Mes aventures sont prétextes à une impressionnante fresque historique, grandiose mais sans indulgence sur cette période qui voit le déclin de la grandeur Espagnole, les guerres incessantes, le pouvoir effrayant de l’inquisition. J’espère qu’un bon cinéaste s’intéressera à moi car je le mérite amplement.

EV : Que pensez-vous devoir à vos deux illustres prédécesseurs ?

Alatriste : Un journaliste a fait référence au Bossu en me comparant à Cocardasse et Passepoil, ce qui me semble simpliste ; l’Espagne est également présente puisque Lagardère y passe quinze années de sa vie.
Mais je dois probablement beaucoup à Dumas qui est l’auteur fétiche de Perez-Reverte. Voici d’ailleurs ce qu’il dit de lui à l’occasion d’un entretien accordé au Magazine Littéraire : « Il constitue pour moi, écrivain, un déclencheur fondamental, celui qui m’a immédiatement permis de mettre sur le même plan plaisir de lire et littérature, joie de croiser l’histoire, même revisitée et reconstruite. Dumas a été pour moi comme une immense carrière de marbre dans laquelle j’ai pu tailler les marches qui m’ont permis d’avancer dans la vie, une référence absolue, une possibilité de comprendre le monde ». Dans le premier volume de mes aventures, je sauve la vie de Buckingham, un des personnages des Trois Mousquetaires, celui dont la Reine Anne d’Autriche est amoureuse et à qui elle donne en cadeau les fameux ferrets. Je suis un soldat comme d'Artagnan avec le côté sombre et solitaire du chevalier de Lagardère. Mais je suis avant tout un Espagnol issu du roman picaresque et mes amis sont les plus grands noms de la littérature du XVIIe siècle : Lope de Vega, Calderón, Quevedo… Je croise aussi Velasquez – qui me fait apparaître dans son tableau La reddition de Breda – et les illustres figures de la scène politique : le roi Philippe IV, son favori Olivares, l’inquisiteur Bocanegra. Le véritable héros de cette fresque érudite est une héroïne : l’Espagne, à la fois tragique et bouffonne, grandiose et misérable. En ce sens, je suis plutôt un personnage qui, à travers des aventures passionnantes, fait vibrer cette période de l’histoire, plutôt qu’un véritable héros de cape et d’épée.




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Pour en savoir plus...


Daniel Compère, D’Artagnan & Cie (Encrage 2002) :
un ouvrage indispensable pour les amoureux de notre gascon favori. Un maximum d’informations en peu de pages : une analyse du roman, sa genèse et le contexte éditorial et littéraire, les suites et adaptations, une bibliographie commentée, un petit dictionnaire des personnages, le tout aussi passionnant à lire qu’un roman de Dumas.








Jean-Pierre Galvan, Paul Féval : parcours d’une œuvre (Encrage 2002). L’extrême rareté des études sur Paul Féval mérite qu’on s’arrête sur cet ouvrage malgré une présentation austère et un mépris singulier et inexpliqué pour
Paul Féval Fils.








Paul Féval, Le Bossu (GF Flammarion) Cette édition comporte une très bonne présentation
d’Ellen Constans.








Lise Queffélec, Le roman-feuilleton français au XIXe siècle (PUF / Que sais-je ?  n° 2466) : incontournable mais épuisé (sauf en occasion chez Alapage pour 3 €)






Alexandre Dumas, suites, plagiats, pastiches et hommages, un site instructif, beau et amusant, qui recense les ouvrages faisant suite aux « mousquetaires » avec la reproduction des couvertures. Également un arbre généalogique des femmes, maîtresses et enfants de d’Artagnan. www.pastichesdumas.com